TORI ET LOKITA, NEXT SOHEE : la fin et les moyens

Tori et Lokita (présenté en Compétition) et Next Sohee (en clôture de la Semaine de la Critique) ont des choses graves à dénoncer : deux formes d’esclavage moderne, celui des migrants en attente d’asile par les mafieux locaux pour l’un, celui des lycéen.ne.s en stage de fin d’étude obligatoire dans des entreprises qui les exploitent en toute impunité. Malheureusement, dans un cas comme dans l’autre les films, à force d’avoir les yeux rivés sur leur objectif, tombent dans le piège de traiter leurs personnages comme de simples exemples, des moyens à des fins de démonstration édifiante.

Dans Tori et Lokita, le nouveau long-métrage des frères Dardenne, le petit Tori et la grande Lokita se font passer pour frère et sœur, afin qu’elle puisse bénéficier de l’asile au même titre que lui. Quand l’administration belge refuse, l’implication des deux jeunes personnages dans le milieu mafieux qui les emploie se fait plus intense – en échange de faux papiers à venir, Lokita ne se contente plus de dealer de l’herbe mais en assure également la culture, en étant assignée à résidence (pour ne pas dire carrément prise en otage) dans l’entrepôt où se trouvent les plants. Tout ce qui compose ce contenu documentaire est très solide, et ferait un meilleur film isolé que le récit de fiction que les Dardenne ont appliqué par-dessus. Le réalisme social, genre dans lequel ils n’ont plus à faire leurs preuves, est parasité par une volonté d’instaurer une tension allant crescendo, ce qui passe par une accumulation de vents contraires, mécanique à l’excès au point de transformer à leur tour les deux protagonistes en rouages de l’argumentaire. La séquence servant de point culminant du scénario, méthodiquement agencée pour parvenir au drame visé, en est la plus évidente manifestation : comme si l’un des deux héros devait mourir pour enfoncer le clou, comme si cela valait plus que l’observation de leurs vies.

Mettre le nom du protagoniste dans le titre ne suffit pas à garantir la force du lien empathique entre le film et lui ou elle

L’héroïne qui donne son nom à Next Sohee (comme quoi, mettre le nom du protagoniste dans le titre ne suffit pas à garantir la force du lien empathique entre le film et lui ou elle) est là pour mourir elle aussi – tragédie annoncée dans le synopsis quand bien même elle n’intervient qu’au bout d’une heure et quart de récit. Lequel est bien laborieux avant – car il colle au regard de Sohee, pour qui le travail harassant et humiliant dans un centre d’appels est totalement inédit et inconnu – autant qu’après : l’heure restante de film suit une policière qui retrace les derniers mois de la vie de la défunte, c’est-à-dire les événements auxquels nous avons déjà assisté et que nous devons donc revoir une seconde fois. Il faut attendre les toutes dernières minutes pour qu’un artifice de scénario (l’opiniâtreté de l’inspectrice qui lui fait pousser son enquête au-delà du raisonnable) permette d’étendre le champ de vision du film, au tableau d’ensemble de pays tout entiers dirigés par des indicateurs numériques et des tableaux Excel insensés, qui rendent la vie impossible. Avant cela, comme Tori et Lokita, Next Sohee ne joue que sur deux ressorts émotionnels, la pitié et l’indignation.

TORI ET LOKITA (Belgique, 2022), un film de Luc & Jean-Pierre Dardenne, avec Pablo Schils, Joely Mbundu, Alban Ukaj. Durée : 88 minutes. Sortie en France le 28 septembre 2022.

NEXT SOHEE (Da-eum-so-hee, Corée, 2022), un film de July Jung, avec Kim Si-eun, Doona Bae. Durée : 135 minutes. Sortie en France indéterminée.