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Habitué aux films élégiaques extrayant de l’oubli le passé tragique du Chili torturé par Pinochet, Patricio Guzman a vu en 2019 le présent de son pays tout renverser sur son passage, avec la révolte irrésistible de la jeunesse contre l’ordre établi brutal et injuste. Le réalisateur a eu le courage d’accepter d’être lui-même emporté par cette vague d’affirmation et d’aspiration au changement, et d’accorder son cinéma à l’urgence et la singularité de ce moment, qui a enfin pris le relais tant attendu de la révolution d’Allende à laquelle il avait participé dans sa propre jeunesse.
Il y a quelque chose de beau et d’émouvant à voir un auteur aux films jusqu’ici si personnels, jusqu’à constituer une signature, un style reconnaissable entre mille de par sa manière d’adapter la matière du réel à son rapport à l’histoire, à ses souvenirs et sentiments propres, accepter de faire tout le contraire : se mettre en retrait et au service du sujet, de l’instant. Dans Mon pays imaginaire, la voix-off de Guzman ne structure pas le récit mais se contente de relater des faits ; de même que ses images enregistrent frontalement les évènements, affrontements entre insurgés et forces de l’ordre d’une part, témoignages des participantes et sympathisantes de la rébellion d’autre part. Ce changement d’optique fait passer le cinéaste de ses poèmes uniques (à tous points de vue) à quelque chose de surprenamment universel. Le film développe en effet un compagnonnage inattendu, et glaçant, avec le film Un pays qui se tient sage de David Dufresne, qui recensait les violences policières ayant eu lieu en France peu avant la révolution chilienne, en 2018 à l’occasion du mouvement des Gilets Jaunes.
Des images, des mots, des exactions se font écho d’un film à l’autre : manifestants aux yeux broyés par les balles de la police, journalistes et street medics pris pour cible, privatisation rampante de tous les services publics au service de la seule élite, mansuétude coupable envers les violences sexistes. Le Chili renversé par la révolte de 2019 ressemble à l’horizon visé par ceux qui nous gouvernent aujourd’hui en France : un mariage heureux (pour eux et personne d’autre) entre le néo-libéralisme économique le plus éhonté et la répression policière la plus brutale, sur fond de patriarcat oppresseur. Ce dernier point sert à Guzman de première prise pour reconstituer le fil menant à une possible issue positive : que la révolution, cette fois-ci, peut et doit être menée par les femmes. Cela l’amène au choix fort de ne faire témoigner que des femmes, tout au long du chemin menant des premières étincelles (l’augmentation brutale du prix du ticket de métro à l’automne 2019) à son apparent aboutissement – le double espoir né de la victoire à l’élection présidentielle d’un jeune homme de gauche (Gabriel Boric, 35 ans) et de la mise en place d’une assemblée constituante. Mais voilà, depuis la réalisation du film, son espoir a déjà été battu en brèche : le texte issu des travaux de cette assemblée et censé remplacer la constitution rédigée par Pinochet a été sèchement rejeté par référendum. Preuve amère s’il en est que chaque victoire est fragile.
Un autre film, concomitant à celui de Guzman et venant pareillement du continent sud-américain, parvient néanmoins à célébrer une victoire qui n’a pas été entamée : le procès tenu en 1985 de la junte militaire qui avait transformé l’Argentine en dictature entre 1976 et 1983, avec son lot terrifiant de tortures, disparitions et meurtres. Sobrement intitulé Argentina, 1985, ce long-métrage de Santiago Mitre, au casting mené par un Ricardo Darin parfait dans le rôle du procureur ayant mené l’accusation au nom du peuple argentin, coche sans surprise toutes les cases du film dossier historique. La surprise vient de ce qu’il ajoute à ce programme balisé, pour se hisser plus haut que prévu. Une bonne dose d’humour qui fait mouche ; un esprit de concorde nationale sincère que l’on retrouve dans la présence au générique de noms venant d’un tout autre univers de cinéma (Mariano Llinas au scénario et Laura Paredes au casting, deux membres du collectif ayant réalisé La flor) ; et surtout l’idée, très spielbergienne – on pense de toute manière beaucoup au Spielberg du Pont des espions devant le film – que c’est la nation civile toute entière qui contribue à écrire le magnifique réquisitoire final du procureur. On finit la projection fortement ému, et l’espoir – un peu – regonflé.
MON PAYS IMAGINAIRE (Mi pais imaginario, Chili, 2022), un film de Patricio Guzman. Durée : 83 minutes. Sortie en France le 26 octobre 2022.
ARGENTINA, 1985 (Argentine, 2022), un film de Santiago Mitre, avec Ricardo Darin, Peter Lanzani, Norman Briski. Durée : 140 minutes. Sortie en France le 21 octobre 2022 sur Amazon Prime Video.