LES NUITS DE MASHHAD, IMAGINE, LEILA ET SES FRÈRES : trois histoires de l’Iran

Avec deux films en Compétition réalisés par des novices à ce niveau (Les nuits de Mashhad d’Ali Abbasi et Leila et ses frères de Saeed Roustayi), plus un troisième d’un novice tout court à la Semaine de la Critique (Imagine d’Ali Behrad), l’Iran est non seulement à l’honneur à Cannes, mais elle l’est via des regards neufs et épatants.

Les nuits de Mashhad débute par une scène à double détente. L’Iran est un pays où, comme partout, on baise ; l’Iran est un pays où, comme à peu près partout, on a un problème avec cette réalité. Aux yeux d’Ali Abbasi, issu de la diaspora iranienne (il vit et travaille au Danemark), l’Iran a un tel problème avec cette réalité qu’il est possible d’employer une allégorie d’une violence extrême pour lui donner forme cinématographique : un tueur en série de prostituées, qu’il aborde dans la rue avant de les ramener chez lui pour les éliminer en les étranglant avec leur foulard. Un tel tueur a réellement sévi, au début des années 2000 dans la ville de pèlerinage de Mashhad. Il se croyait investi d’une mission divine, « nettoyer » les rues de ces femmes « impures » (en réalité pour la plupart des mères isolées et abandonnées sans autre ressource que celle de vendre leur corps), croisade dont le film montre qu’elle rencontre l’adhésion d’une part conséquente de la population, disposée à suivre l’inclination, malheureusement répandue au-delà de l’Iran, comme quoi se débarrasser de celles et ceux qui ne sont rien n’est finalement pas une grande perte, d’autant plus qu’elle permet de continuer à détourner le regard des maux de la société qui rendent ces êtres soudain visibles.

Le programme des Nuits de Mashhad est limpide : les hommes peuvent tout, les femmes n’ont le droit d’être rien, de la première scène à la toute dernière, qui passe le flambeau de ce déterminisme genré totalitaire à la génération suivante

Si l’exposition du film laisse envisager pour lui un destin de pur thriller, mi-L’étrangleur de Boston (les meurtres enregistrés froidement par la caméra) mi-Zodiac (l’enquête menée par des journalistes que le tueur n’hésite pas à contacter directement), Abbasi a en tête quelque chose de plus vaste. L’assassin est un point extrême du mépris de la société pour « celles qui ne sont rien », ses victimes sont à leur corps défendant l’extrême opposé, et en tirant un trait de l’un aux autres le cinéaste est en mesure de parcourir toute la société ; cette affaire sordide lui servant de révélateur cruel pour radiographier la position de toutes les catégories, de sexe, d’âge, de position sociale sur la question. Il compile tout cela en un film dossier à charge, brutal et amer, dur et puissant, aussi éloigné de son précédent film, Border, qu’il est possible de l’être. Le programme des Nuits de Mashhad est limpide : les hommes peuvent tout, les femmes n’ont le droit d’être rien, de la première scène déjà évoquée jusqu’à la toute dernière, qui passe le flambeau de ce déterminisme genré totalitaire à la génération suivante.

Abbasi maintient son récit sur un point d’équilibre complexe et honnête, entre d’une part le constat implacable de son observation de la société – les doctrines prescrites par les hommes conduisent aux féminicides, qu’il enregistre sans détourner le regard ; l’héroïne journaliste est constamment harcelée et persécutée, parce qu’elle ose afficher sa liberté ; les familles des victimes vivent dans la honte et non la compassion –, et de l’autre son fragile mais inaltérable espoir qu’il puisse un jour en être autrement. Ainsi, s’il filme crûment l’effacement des femmes, y compris sous sa forme la plus abjecte que sont les meurtres du tueur, il filme tout aussi résolument leur présence, bien plus prégnante que celle des hommes dans Les nuits de Mashhad. Abbasi accorde une attention non feinte à celles qui se voient contraintes de se prostituer, et il parvient à les faire s’affirmer comme autant d’individus plutôt qu’une liste de victimes en sursis anonymes, par leur physionomie, leur caractère, leur parcours. Quant à l’héroïne, admirablement incarnée par Zar Amir Ebrahimi, elle existe puissamment en tant que femme indépendante et déterminée. En cela, elle est elle aussi l’extrême inverse du tueur : émancipée et autonome quand lui n’est rien d’autre que le pantin de forces qui le dépassent, le méprisent et n’ont que faire de lui.

Les saynètes qui s’enchaînent à bord du taxi d’Imagine sont autant d’auto mises en scène par les personnages de leurs aspirations et désillusions amoureuses

Imagine est moins sauvage, plus modeste et plus en retrait du bouillonnement du monde – même si la question des rapports homme-femme rendus abusivement compliqués par les règles tacites et explicites en vigueur dans la société iranienne est au cœur de son récit. Celui-ci s’inscrit dans la lignée de Ten d’Abbas Kiarostami et de Taxi de Jafar Panahi, perpétuant le sous-genre iranien du film en voiture. Un chauffeur de taxi conduit successivement plusieurs femmes, de milieux et dans des contextes différents, mais toujours interprétées par la même actrice ; possiblement parce qu’il projette sur chacune d’elles celle qu’il désire sans parvenir à oser l’aborder, mais le film a l’élégance de ne pas fermer la porte à d’autres interprétations, plus ou moins entièrement oniriques. Les saynètes qui s’enchaînent sont autant d’auto mises en scène par les personnages de leurs aspirations et désillusions amoureuses, même si à force le danger de la mise en scène en pilotage automatique pointe son nez, quand l’artifice du dispositif menace de prendre le pas sur le charme gracieux et délicat et le renouvellement sentimental qui émanent des échanges entre elle et lui. Heureusement, le dernier segment conclut en beauté ce parfait interlude entre les deux gros morceaux que sont Les nuits de Mashhad et Leila et ses frères, en étant la séquence la plus inspirée d’Imagine après sa première – un superbe moment de flirt suggestif, où une écharpe utilisée comme essuie-glaces improvisés sur le pare-brise sert de moyen détourné d’évoquer le sexe rappelant les meilleures screwball comedies.

« Gros morceau » à propos de Leila et ses frères est un euphémisme. La loi de Téhéran, le film qui a révélé au monde l’an dernier le cinéaste Saheed Roustaee, est un gros morceau. Leila et ses frères est un énorme morceau, dont il faut attendre que passe le démarrage diesel pour prendre toute la mesure de l’ampleur, qui n’arrête plus de grandir jusqu’à atteindre des dimensions spectaculaires. Un titre exhaustif du programme de Roustaee serait « Leila, ses frères, ses parents, ses cousins, et l’Iran vu à travers ce microcosme ». Programme dense, foisonnant comme un roman russe de mille pages, et néanmoins jamais indigeste hormis l’espace de quelques unes des scènes d’introduction, dont l’on ne saisit pas (encore) la finalité. Une fois tous les personnages posés, le déclic narratif se produit et la maestria du film se met en marche. L’opposition se concentre entre les deux protagonistes qui étaient immédiatement les plus impressionnants, Leila et son père. Chacun.e a une vision pour l’avenir de la famille – pour lui, le prestige symbolique et solennel de devenir le « parrain » du clan ; pour elle, l’investissement concret dans un projet d’ouverture de magasin qui garantirait la sortie durable de la précarité de toute la famille, qui en a bien besoin, les quatre frères de Leila étant tous au chômage.

Leila et ses frères est une histoire de révolution, avec ses figures prodigieuses, surhumaines, ses Robespierre (au féminin) et Louis XVI (désargenté)

Ces deux plans sont antagonistes sur bien des aspects, qui mêlent sans forcer l’intime et le général, permettant à Roustaee de faire fonctionner avec virtuosité son histoire sur plusieurs niveaux. Les rapports compliqués d’argent, de pouvoir, d’amour, de dignité, fournissent une matière extraordinairement riche, à la fois émotionnelle au niveau de la famille de Leila, et politique si on les transpose à l’échelle du pays entier. Les deux degrés se superposent naturellement à travers le scénario, que l’on ne sent jamais forcer pour faire coexister les deux, ou au contraire avoir à sacrifier l’un au profit de l’autre. Renverser le règne despotique du père est la même chose que détrôner un roi ; accepter qu’une parole de femme soit enfin entendue et suivie d’effet est une manière de lutter pour l’émancipation féminine. Leila et ses frères est une histoire de révolution, avec ses figures prodigieuses, surhumaines, ses Robespierre (au féminin) et Louis XVI (désargenté), qui dominent de la tête et des épaules le reste de leur monde (même si chacun existe solidement autour d’eux, par le casting et l’écriture). Leila et son père sont deux personnages inouïs, aussi magistralement interprétés que pensés, deux titans qui pourraient s’opposer durant des siècles, de toutes leurs forces mises au service d’ambitions démesurées et contradictoires – lui vit dans ses fantasmes égoïstes dont il refuse de s’extraire, elle aspire à changer à elle seule le cours du récit familial.

La mise en scène par et pour le chaos de Roustaee, qui rendait La loi de Téhéran si renversant, est parfaitement appropriée à cette atmosphère de troubles et de velléités insurrectionnelles. Écrite, filmée et montée par Roustaee, n’importe quelle scène peut devenir un volcan en éruption, et la violence des coulées de lave et des pluies de roches se révèle exponentielle plus il y a de personnages impliqués et plus les enjeux sont vitaux. À partir du mariage faramineux au cours duquel le père compte bien parader comme nouveau roi devant sa famille élargie, quitte à hypothéquer sans retour l’avenir de ses héritiers au nom de son ego délirant, Leila et ses frères n’est plus qu’un long et colossal crescendo qui ne connaît aucun accroc de forme ou de fond. Chaque séquence est mise en scène avec un mélange impeccable de fluidité et de frénésie, d’endurance et d’intensité, de théâtralité et de vérité. Roustaee sait ménager de nouvelles surprises qui remettent une pièce dans la machine à rages et désespoirs, sans qu’elles paraissent injustifiées ou insuffisantes. Le propos s’en trouve sans cesse enrichi et l’horizon du film élargi, jusqu’à embrasser les crises politiques et économiques ayant frappé l’Iran ces dernières années. De célébrations fastueuses en décès soudains, de trahisons irréparables en exils définitifs, le film finit par atteindre l’envergure d’œuvres telles que Le Parrain ou Succession; et ce sans jamais renier son ancrage profond, dans un quartier miteux de Téhéran au milieu d’une famille de losers sans autre patrimoine que leurs chimères déçues.

LES NUITS DE MASHHAD (Holy Spider, Danemark, 2022), un film de Ali Abbasi, avec Zar Amir Ebrahimi, Mehdi Bajestani. Durée : 116 minutes. Sortie en France le 13 juillet 2022.

IMAGINE (Tasavor, Iran, 2022), un film de Ali Behrad, avec Leila Hatami, Mehrdad Sedeghian. Durée : 78 minutes. Sortie en France indéterminée.

LEILA ET SES FRERES (Leila’s Brothers, Iran, 2022), un film de Saeed Roustaee, avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh, Payman Maadi. Durée : 165 minutes. Sortie en France le 24 août 2022.