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Les six films piochés parmi les foisonnantes sélections du Cinéma du Réel (dont les deux œuvres ayant reçu les principaux prix des compétitions internationale – le brésilien Dry Ground Burning – et française – Relaxe) développent le même motif : traiter un sujet majeur et global à travers le prisme de son impact sur des individus, le plus souvent ordinaires, nos semblables. Les résultats à l’écran connaissent des fortunes diverses, dans l’accomplissement du travail qui incombe au réalisateur dans ce contexte : faire le lien entre les deux groupes égaux que sont les protagonistes filmés et les spectateurs dans la salle.
Les deux films de la compétition internationale que sont Anyox, des canadiens Jessica Johnson et Ryan Ermacora, et Mutzenbacher, de l’autrichienne Ruth Beckermann (dont le précédent film, The Waldheim Waltz, nous avait beaucoup plu), échouent à rendre ce lien fort car ils prennent l’un comme l’autre leur sujet de haut. Croyant peut-être l’élever par ce biais, ils ne font en définitive que rabaisser ceux qui le composent – ceux qui sont regardés et qui sont, par l’effet d’égalité évoqué plus haut, le miroir de ceux qui regardent et qui pourraient dès lors, si les circonstances historiques ou géographiques en avaient décidé ainsi, tout à fait être à leur place. Anyox s’intéresse à la mine de cuivre creusée dans la ville canadienne du même nom, dans son existence présente – abandonnée, elle n’est plus occupée que par deux habitants-gardiens – et passée – une grande grève y prit place au début du siècle dernier, en réaction au traitement quasi-esclavagiste infligé par la société exploitant les lieux à ses salariés. Les dits salaires étaient de misère, sans cesse rognés, et massivement réinjectés dans les comptes de l’employeur puisque les ouvriers, résidant sur place, n’avaient accès qu’aux logements et magasins administrés par la compagnie. Les conditions de vie des ouvriers, leur révolte, et la répression sanglante (et cautionnée par les autorités) qui tint lieu de réponse, nous sont narrées via des archives de journaux et de témoignages, intercalées ou superposées avec des plans photographiques des paysages locaux, à la beauté naturelle polluée pour toujours par l’activité humaine. La forte distance maintenue par les cinéastes avec leur sujet se veut assurément formaliste, une velléité de faire œuvre d’art ; mais elle n’aboutit qu’à émousser ce qu’ils filment, jusqu’à le vider de sa substance. La barbarie infligée aux humains d’alors et à l’environnement de maintenant nous reste inaccessible, rendant le martyre des premiers et la dévastation du second étrangement lointains, éteints. Le sujet de Mutzenbacher est exclusivement humain – la sexualité, que Beckermann ambitionne d’aborder au moyen d’un ouvrage pornographique de 1906 célèbre en Autriche (qui donne son titre au film), et dont elle fait lire des extraits à des hommes venus pour un casting sans savoir de quoi il retourne. Le film est presque terminé une fois son concept posé. L’heure et demie qui suit n’est qu’une répétition de ce motif – des hommes arrivent, s’assoient à tour de rôle sur le même canapé, apprennent de quoi il s’agit, lisent un extrait, ce que la cinéaste enregistre ainsi que leurs réactions –, à la portée annulée par le principe de hasard retenu par Beckermann. La sexualité étant quelque chose de fondamentalement intime, et unique à chacun(e), que peut-il y avoir à tirer de l’impact d’un texte précis sur un individu venu là de manière fortuite ? Rien, si ce n’est malheureusement la sensation que la réalisatrice se délecte derrière la caméra de l’embarras dans lequel elle plonge une part des inconnus qui défilent devant elle.
Dans deux des films français vus, les protagonistes sont le contraire d’anonymes pris au hasard : ils et elles sont dans l’œil du cyclone du sujet traité, la raison pour laquelle celui-ci existe. Dans La lumière des rêves, de Marie-Pierre Brêtas, il s’agit du chercheur Michel Jouvet, découvreur du sommeil paradoxal en 1959, filmé au crépuscule de sa vie ; dans Relaxe, de Audrey Ginestet, des inculpé.e.s dans l’affaire du « groupe de Tarnac » fantasmé par la police et le gouvernement à la fin des années 2000, suivi.e.s alors qu’ils et elles préparent leur défense pour leur procès. Néanmoins, aucun des deux longs-métrages n’est plus que l’esquisse du grand film qu’il y avait moyen de faire sur son sujet. L’intimité évidente et complice de la filmeuse avec son protagoniste aboutit à l’écueil inverse de celui rencontré par Anyox et Mutzenbacher : à force de capter le quotidien au plus près, en direct, l’absence de distance se mue en manque. Il aurait fallu plus de structure et de rigueur, de mise en forme narrative et formelle, afin d’extraire de cette matière brute de la conversation à bâtons rompus un propos passionnant et fort de bout en bout. Cela n’intervient que de façon parcellaire, au détour d’une scène où les sujets filmés percent d’eux-mêmes la surface du réel ordinaire pour en extraire un moment marquant. Dans La lumière des rêves, c’est lorsque Jouvet délaisse ses cahiers de rêves pour évoquer fugacement ses travaux, résultats et théories vertigineuses des années cinquante et soixante ; dans Relaxe, lorsque les inculpé.e.s obtiennent enfin le non-lieu général au bout de dix ans de procédure judiciaire déraisonnable, et qu’ils et elles peuvent transformer en un feu de joie libérateur les monceaux de documents constituant leur dossier à charge.
Entre ces films qui en font trop, et ceux qui en font trop peu, le juste milieu est trouvé par les deux derniers films vus : Ceux de la nuit, de Sarah Leonor, et Dry Ground Burning, de Joana Pimenta et Adirley Queiros. Tous deux adoptent une approche multiple de leur sujet – géographe, historienne, sociologique, artistique. Leonor pose sa caméra aux abords de la frontière franco-italienne, au col de Montgenèvre, lieu de tentative de passage en France de nombreux réfugiés ; mais aussi haut lieu du ski alpin, et donc de tourisme international. Les deux lieux se confondent d’ailleurs de manière dramatique et cynique lorsque les corps sans vie des premiers, égarés dans la montagne, sont retrouvés sur les pistes par les dameurs, à qui l’on demande de les faire disparaître de là au plus vite afin de ne pas déranger les riches skieurs. De ces deux rapports opposés à l’étranger s’ensuivent toute une série de positions contradictoires provoquées par les règles qu’ils sont enjoints à suivre, et que la cinéaste met en relief avec beaucoup de justesse. Éreintés quand ils viennent en aide aux demandeurs d’asile et exploités quand ils doivent se mettre au service économique des touristes, exhortés à rejeter les exilés d’aujourd’hui quand eux-mêmes sont pour beaucoup des descendants de migrants venus d’Italie au siècle dernier, de l’autre côté de cette frontière floue, les habitants de la région deviennent en un sens étrangers à leur propre espace de vie, historique et géographique.
Le seul point d’achoppement de Ceux de la nuit, l’impossibilité à enregistrer certaines parties du réel, est contourné dans Dry Ground Burning par le recours assumé à la fiction pour combler ces images manquantes – Leonor faisant elle aussi un premier pas dans cette voie en ayant recours à des archives documentaires et de fictions pour rappeler l’historique des migrations italiennes. Dry Ground Burning s’intéresse à la frange marginale et malmenée de la société brésilienne, via les exemples de deux demi-sœurs, Lea et Chitara, aux parcours extraordinaires : au début du tournage, la première sort de plusieurs années en prison, tandis que la seconde est une gasolinera, une marchande clandestine et autodidacte d’essence qu’elle raffine elle-même à partir du pétrole siphonné dans les oléoducs qui passent sous le sol de la région pauvre de Sol Nascente. Impressionnant d’entrée, en nous plongeant sans crier gare dans cet environnement inouï empli des sons sourds et des lumières étranges de la raffinerie et du gang de motards qui entourent Chitara, Dry Ground Burning accomplit par la suite deux prouesses, qui lui font mériter amplement son Grand Prix du festival. Il nous rend ses protagonistes de plus en plus proches au lieu de rester des étrangères, et il mue progressivement en une fresque puissante (bien qu’un peu longue) sur le Brésil contemporain, en particulier lorsque la politique entre en scène avec les élections locales – auxquelles Lea participe, au sein du « parti du peuple des prisons » – et nationales, qui voient le triomphe de Bolsonaro. Ce coup de massue marque pour Lea, Chitara et leurs semblables la fin des espoirs d’exister plus nettement dans la société, et le retour au repli sur soi, face aux oppressions infligées aux femmes par les hommes, aux pauvres par les riches.
Le 44ème festival Cinéma du Réel a eu lieu du 11 au 20 mars 2022.