OUISTREHAM : Binoche et les humains

Une journaliste venue de Paris s’installe en Normandie et se fait embaucher comme agente d’entretien, afin d’écrire le livre undercover le plus authentique possible… Ouistreham échoue probablement dans son adaptation du livre de Florence Aubenas, mais en donnant son premier rôle à Juliette Binoche, il pose une question inattendue : les stars sont-elles à leur place dans les films sur la pauvreté ?

 

Ouistreham est aussi réussi que peut l’être un film forcé de rester assis le cul entre deux chaises, Entre deux mondes dixit le titre international : à moitié. Emmanuel Carrère n’a clairement pas trouvé d’équivalent cinématographique au livre de Florence Aubenas, qui témoigne aussi bien du quotidien de femmes de ménages normandes que du ressenti de l’auteure, infiltrée parmi elles. Si la caméra remplace le stylo et doit donc montrer mais aussi se montrer, qu’est-ce qu’on en fait ? Soit Carrère ne s’est pas posé la question, soit il n’a pas trouvé la réponse.

Pas de double point de vue, intérieur et extérieur, en permanence : le film se contente de son casting pour tracer une ligne de démarcation entre l’expérimentatrice et ses sujets, en donnant le premier rôle à Juliette Binoche, et en prenant des anonymes dans leurs propres rôles ou presque. Scolaire, cette approche est la moins mauvaise, à défaut de régler ce fameux problème du point de vue dans lequel le récit n’aura de cesse de s’entraver. Y compris dans les dialogues, les explications de Marianne/Binoche – oui, elle s’appelle Marianne, comme LA Marianne, c’est dire – quand on la met face à ses contradictions, ne sont guère convaincantes (pourtant « vis ma vie de prolo », quand on appartient à un milieu bourgeois, est-ce bien moral ? Et surtout, à qui cela profite-t-il vraiment ? Vous avez 3 heures).

« En tant qu’actrice, Juliette Binoche a fait de son métier ce à quoi se risque la journaliste : jouer un rôle, « prendre » une vie, parfois pas la plus belle, simplement le temps d’un contrat »

Le film oscille donc en permanence entre deux pôles qui s’occultent alternativement et jamais ne cohabitent. Quand il se focalise sur la journaliste, il oublie les agentes d’entretien (et vice-versa). Quand il insiste sur les conditions de travail, il flirte avec le misérabilisme, mais quand il montre la solidarité et les rires, il se risque à tout idéaliser… Ca ne va jamais, même si le choix de Juliette Binoche, seule comédienne professionnelle du film, ajoute une couche de sens au livre d’Aubenas, puisque qu’en tant qu’actrice, elle a fait de son métier ce à quoi se risque la journaliste : jouer un rôle, « prendre » une vie, parfois pas la plus belle, simplement le temps d’un contrat ; jouer parfois à se sentir plus misérable qu’on ne l’est, tout en sachant bien que ça ne durera pas, pendant que d’autres n’ont pas le loisir d’échapper à leur condition. Et si cet horizon est fondateur d’une identité, alors les acteurs sont-ils condamnés à ne pas pouvoir jouer ces rôles : on n’aurait donc jamais vu de prolo crédible au cinéma ? A moins que certains y arrivent, mais uniquement les plus talentueux : bien jouer un travailleur pauvre, c’est le César assuré ?

« On se demande si le film n’est pas en train de nous dire qu’une actrice de renommée mondiale, aussi douée soit-elle, aura beau jouer les précaires, elle se heurtera toujours au fait que son statut est trop étranger à celui de son personnage pour le comprendre et le jouer »

De cette mise en perspective nait la meilleure scène du film, quand Marianne et Christelle, sa plus proche collègue, son amie, ignorant la vérité, glandent sur une plage. C’est une idée de Marianne : comme le fait remarquer Christelle, on n’a pas le temps d’aller regarder la mer quand on a la vie qu’elle a. En n’ayant pas conscience que prendre son temps est un luxe, que le gaspiller revient à gaspiller son argent, Marianne se trahit. Coup de pot, Christelle prend ça pour une extravagance ponctuelle… Puis Marianne a envie de se baigner, elle se déshabille, et on la voit en sous-vêtements, de dos, au loin, entrer dans l’eau. Un instant, on aperçoit cette silhouette entretenue, ce corps qui appartient à celle dont le métier implique aussi de le modeler pour qu’il soit à son avantage, ce physique épargné par un travail destructeur.

Là, d’un coup, on se demande si le film n’est pas en train de nous dire que Juliette Binoche ne peut se dissoudre dans le prolétariat, qu’une actrice de renommée mondiale, aussi douée soit-elle, aura beau jouer les précaires, elle se heurtera toujours au fait que son statut est trop étranger à celui de son personnage pour le comprendre et le jouer. Il y aura toujours quelque chose pour la trahir, comme la glande sur la plage trahit Marianne… C’est cet acte manqué qui sauve Ouistreham, cette possibilité pour nous (on doute qu’Emmanuel Carrère partage notre opinion) de voir là le film avouer que la démarche de Marianne/Aubenas, aussi louable soit-elle, sera forcément biaisée, que c’est aux modestes de prendre le stylo et la caméra, et pas à ceux qui les ont déjà de les utiliser pour eux. Donc pas à Emmanuel Carrère ?

 

OUISTREHAM (France, 2021), un film d’Emmanuel Carrère, avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine… Durée : 107 minutes. Sortie en France le 12 janvier 2022.

 

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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