PETITE MAMAN : Totoro et la tristesse

Une maison à explorer à la campagne, une mère à l’hôpital, une forêt magique devenant le terrain de jeu de deux sœurs : tout ceci est dans Mon voisin Totoro, l’un des chefs d’œuvre de Hayao Miyazaki, et forme désormais également la matière de Petite maman, le film faussement modeste que Céline Sciamma a choisi de donner comme suite à sa grande réalisation précédente, Portrait de la jeune fille en feu. Petite maman marque pour la cinéaste un retour à des personnages d’enfants, après Tomboy, mais pour parler cette fois de sujets qui transcendent la question de l’âge – la tristesse et la douleur que l’on ressent individuellement, et la réponse que peut y apporter l’amour que l’on partage.

Cette transcendance de la barrière de l’âge est explicitement mise au cœur de l’histoire de Petite maman : la forêt magique y permet à l’héroïne Nelly, huit ans, d’y rencontrer sa mère Marion alors que celle-ci a le même âge. De fille et mère, les deux protagonistes deviennent ainsi sœurs jumelles (leurs interprètes, Joséphine et Gabrielle Sanz, le sont d’ailleurs) découvrant et intégrant chacune, le temps de quelques jours, l’existence de l’autre. L’alchimie employée par le film, pour transformer ce postulat en récit, a la clarté et la logique d’un conte fantastique – dont le principal effet spécial sera de n’en nécessiter aucun dans sa percée vers l’imaginaire. L’exposition nous présente les données réelles de l’intrigue : la grand-mère de Nelly vient de mourir, sa maison doit être vidée, la mère de Nelly ne supporte pas le poids émotionnel de cette tâche et s’en va soudain, laissant Nelly et son père s’en charger seuls. Ce départ ouvre la porte au surgissement du merveilleux, lorsque Nelly s’enfonce le lendemain dans la forêt (comme Mei dans Mon voisin Totoro). Sa mère adulte étant partie, sa mère enfant peut entrer en scène. L’apparition est simple – une invitation à participer à un jeu d’enfants –, la compréhension du phénomène l’est moins ; une succession d’allées et venues entre sa maison, celle de Marion (qui est la même et est pourtant différente) et la forêt sera nécessaire à Nelly pour bien saisir ce qui lui arrive, et être pleinement convaincue de l’absence de danger. Elle peut alors prendre plaisir à se plonger corps et âme dans cette parenthèse fantastique, au cours du dernier mouvement du récit avant l’épilogue, une fois de retour dans le monde ordinaire.

Petite maman tisse patiemment une bulle de douceur grave, aussi sérieuse qu’empathique – car l’empathie est une affaire sérieuse – et qui repose sur l’attention aux détails, aux surgissements des bruits, aux nuances de couleurs

On savait que Portrait de la jeune fille en feu avait eu un effet considérable sur ses spectateurs et spectatrices bouleversé.e.s (dont l’auteur de ces lignes). On découvre avec Petite maman que ce film a aussi eu un effet conséquent sur sa réalisatrice, Céline Sciamma, dont la mise en scène s’en trouve réinventée. Il y avait dans Portrait de la jeune fille en feu un principe formel fort qui était appelé par le contexte de l’histoire et le parcours des héroïnes : une ascèse dans le découpage et le mixage, rendant l’explosion musicale finale encore plus intense et déchirante après tant de retenue. Cette même logique en deux temps, deux états émotionnels est reproduite dans Petite maman, par choix et non plus par adaptation au récit. Le contexte temporel (et même géographique, le film se déroulant dans les environs de Cergy comme Naissance des pieuvres et Bande de filles avant lui) de Petite maman le rapproche en effet des précédents films de Sciamma, qui étaient pour leur part portés par une mise en scène et en musique moderne, énergique. La vibration de Petite maman est à dessein beaucoup plus délicate. Elle tisse patiemment une bulle de douceur grave, aussi sérieuse qu’empathique – car l’empathie est une affaire sérieuse – et qui repose sur l’attention aux détails, aux surgissements des bruits, aux nuances de couleurs (extraordinaire lumière d’automne de Claire Mathon). Le film nous entraîne à capter des choses de plus en plus petites, jusqu’à devenir capable de capter l’invisible, l’intangible : les sentiments, les douleurs.

Dans cette bulle, version extrapolée de la cabane dans les bois que les deux filles construisent ensemble, passé et futur ne sont pas mis en concurrence, ni rendus dépendants l’un de l’autre ; ils se complètent et se nourrissent (« c’est la musique du futur ? », demande Marion à Nelly qui écoute son walkman ; dans la séquence suivante, c’est devenu la musique de leur présent partagé) dans un nouvel espace-temps magique. Toujours comme une cabane dans les bois, la bulle ne durera qu’un temps (et les adultes finissent par perdre le souvenir de ce genre de choses), mais avant qu’elle ne s’évapore tout le monde vit au présent, les maisons se dédoublent, les émotions d’autrui nous deviennent pleinement accessibles – on les absorbe, on les comprend. Le passage par l’enfance permet de démystifier les adultes. Et de conclure le film sur une réplique magnifique, dont la richesse contenue derrière sa concision est à l’image du film dans son ensemble : « tu n’as pas inventé ma tristesse. »

PETITE MAMAN (France, 2021), un film de Céline Sciamma, avec Joséphine & Gabrielle Sanz, Nina Meurisse, Stéphane Varupenne. Durée : 72 minutes. Sortie en France le 2 juin 2021.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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