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Documentaire immense, film choc, idéalement, Les âmes mortes devrait connaître à terme l’aura d’un film comme Shoah de Claude Lanzmann (1985), dont il partage objectivement l’envergure et le désir de transmettre les souvenirs de survivants d’une extermination ; dans le cas présent celui des camps de «rééducation par le travail» de Mao Zedong, responsables de millions de morts entre 1958 et 1961.
Avec Les âmes mortes, Wang Bing vient de compléter une trilogie, parfaitement protéiforme mais trilogie néanmoins : initiée avec le documentaire Fengming – chronique d’une femme chinoise (3h12, 2007), prolongée par son unique long-métrage de fiction Le fossé (1h53, 2010) et refermée, à ce jour du moins, avec ce documentaire en trois parties (8h26, 2018).
A chaque fois, un même sujet, celui des faux camps de travail et vrais camp de la mort instaurés par le régime communiste de Mao Zedong à la fin des années 1950 et maintenus jusqu’au cours de l’année 1961. Leur abandon se fait par usure naturelle, usure des corps de dizaines de milliers de prisonniers, morts affamés dans chacun des mille camps. Les estimations sont fluctuantes mais selon la Laogai Research Foundation (le «laodong gǎizào» étant le nom officiel de ces camps, signifiant «rééducation par le travail»), plus de 20 millions de détenus y ont trouvé la mort au total.
Les hommes envoyés dans ces prisons à ciel ouvert l’ont tous été pour avoir tenu des propos qualifiés de «droitiste» par le gouvernement de Mao. Parmi eux, certains étaient effectivement contestataires, d’autres non, soutiens du régime jusqu’à cette décision d’autant plus douloureuse. Les premiers intervenants du documentaire expliquent ainsi avoir été condamnés uniquement parce que les autorités s’étaient imposé un nombre souhaité d’arrestations sur une période donnée. D’autres expliquent leur condamnation pour avoir ne serait-ce que contesté le bien-fondé de cette politique du chiffre. L’un des aspects les plus étonnants du documentaire reste dès lors le rapport au régime entretenu par les survivants interrogés : un certain nombre se hâtaient délibérément d’entamer cette rééducation et, une fois de retour chez eux et dans leur vie, presque «à» la vie, nombre d’entre eux ont attendu avec impatience le jour de leur «réhabilitation». Pour beaucoup, il n’y eut jamais de rejet du régime communiste, seulement perçu comme étant «dans l’erreur» à cette époque. Ou «au creux de la vague» tel que l’ajoute l’un des hommes, lui qui considère le parti comme profitable et aimable de nos jours (son intervention date de 2005).
L’aspect, cette fois, le plus épatant du documentaire, c’est sa faculté à travailler à la fois le renouvellement et les répétitions.
Lorsque Qi Luji relate ses souvenirs, au détour d’une question sur la contrainte de devoir enterrer ses codétenus, il en vient à évoquer des faits de cannibalisme observés dans son camp. Aussi terrible soit l’information, et ce malgré le détachement de celui qui la transmet, on décèle à travers elle l’une des grandes forces du film de Wang Bing : ce qui toujours peut affleurer, au fil de ces entretiens nombreux et imposants. Au bout de plusieurs heures, le spectateur entend encore de nouvelles anecdotes, des souvenirs encore divergents. Sordides et bouleversants le plus souvent donc, mais pas seulement. C’est ainsi qu’au milieu de la seconde partie, on apprend par l’un des hommes, Gu Huimin, que leur quotidien était aussi rythmé par des tempêtes de sable : «plusieurs par an» et qui «pouvaient vous ensevelir». Émergent aussi de nouveaux rapports au monde, comme cet homme célibataire rencontré tardivement, dans son cas devenu alcoolique, vivant aujourd’hui de façon très isolé ; peut-être est-ce aussi le moment de préciser que les prisonniers étaient tous des hommes, ceci expliquant leur prépondérance à l’écran, exception faite de l’ultime intervenante, écho finale à Fengming dont l’unique protagoniste féminine se fait aussi a posteriori miroir de la profusion d’entretiens masculins des Âmes mortes.
Pour revenir à la notion d’esseulement, ce n’est pas l’impression que donnent les autres hommes que donnent à voir Wang Bing, entre autres parce qu’il les montre dans leur environnement. Le cinéaste choisit pour certains de les filmer en amont de l’entretien. C’est le cas lorsqu’il est invité chez Qi Luji. L’enregistrer avant même qu’il ne se confie, c’est déjà une façon de le faire parler de lui. On regarde alors l’homme se diriger vers le fond de l’écran et tirer consciencieusement les rideaux de son salon, on l’observe maintenant alors qu’il achève son geste et qu’il dépasse le milieu de la fenêtre lorsqu’il tire la première moitié de rideau afin d’être sûr de ne laisser aucun jour percer pendant la prise de vue. Il est manifestement précautionneux, et du genre à excéder la demande, se dit-on, puis l’on écoute quelques minutes plus tard expliquer que, malgré la rudesse des circonstances, il avait souhaité étudier la médecine sur son temps libre en marge de son travail administratif dans le but de soigner ses congénères. Et l’on chérie le désir inextinguible de Wang Bing de toujours seconder, nourrir et enrichir ce qu’on lui raconte par ce que lui raconte, de façon presque imperceptible par sa mise en scène.
Qi Luji n’est pas le seul à parler avec modestie et trahir sa générosité l’espace d’un instant au cours de l’heure, ou peu ou prou, qui lui est consacrée. La plupart disent à un moment ou à un autre avoir perdu leur dignité, leur humanité, être devenus égoïstes. Mais au détour de leurs souvenirs, le spectateur retient les marques répétées d’une entraide déchirante. Gu Huimin explique notamment comment deux hommes de passage dans sa vie cette année-là la lui ont sauvée, sans doute possible.
Malgré le dispositif globalement tenu de l’entretien individuel, les liens humains tissés au passé toquent au présent, et ceux du présent se signalent eux aussi. Au cours de plusieurs interviews, on attend quelques bruits hors-champ, des portes des claques, ou bien l’on remarque un membre de la famille traversant la pièce à l’arrière-plan. Wang Bing ne coupe rien car c’est anodin mais essentiel, le signe d’une vie qui a continué. Un paradoxe est engendré toutefois : l’homme interrogé reste seul à l’écran la majorité du temps, seul avec ses souvenirs. Ce type de décision, cela semble si naturel pour Wang Bing, car il suffit de ne pas couper, n’est-ce pas ? Sauf que cela ne déboucherait sur rien de particulier si lui et la monteuse du film Catherine Rascon (avec qui il avait déjà travaillé sur L’argent du charbon dix ans plus tôt) n’étaient pas en si bons termes avec le temps. C’est quelque chose qui a toujours impressionné dans le cinéma de Wang Bing, cette capacité à savoir exactement quand couper et ne pas couper, quelle pose et quelle marche conserver et combien de temps, quel plan, quelle scène tenir, cela semble presque inné chez lui. La conclusion du film, inoubliable, terrassante, en est un parfait exemple.
De manière plus pragmatique, cette fois plus particulièrement lorsque les hommes s’expriment, Wang Bing prouve encore qu’il sait toujours quoi garder. On s’étonne une ou deux fois au début d’en entendre répéter ce qu’un autre a déjà dit, et puis l’on comprend que certaines répétitions se font à dessein. Il y a d’une part un renouvellement surprenant des anecdotes pour un film de huit heures sur une expérience commune, mais d’autres part ces redites apparaissent sciemment conservées, en ce qu’elles font office de leçon. Une poignée de chiffres et de noms reviennent et, sans effort, ça rentre. Plus que d’habitude, on se dit que cette fois, on se souviendra de tout.
Wang Bing en est donc déjà à son second documentaire-fleuve après les neuf heures d’A l’ouest des rails (2003), et au bout d’un cycle après Fengming et Le fossé, et quelques détails laissent supposer que l’idée-même de faire peau neuve, et donc d’admettre d’en avoir une et de pouvoir muer comme n’importe quel·le auteur ou autrice de cinéma, ne lui semblerait pas aberrante. On entendait seulement son souffle lourd dans certaines séquences en haute montagne des Trois soeurs du Yunnan (2012), cette fois il apparaît physiquement en amorce, et puis vers la fin il se cadre même avec son interlocuteur. Puis Wang Bing s’éclipse à nouveau et cette fois se distingue l’aspect formel du documentaire subitement réinventé au bout de sept ou heures : il impose une photographie à l’écran, puis une lettre elle aussi incrustée, puis la retranscription du mot d’amour du prisonnier Pei Zifeng qui se met à défiler.
Dans le silence du désert, on le lit : «Je ne vous ai pas dit tout ce que j’ai dans mon cœur. Pardonnez-moi. (…) Ma maladie m’empêche d’avoir tout mon esprit. Cette lettre m’a pris plusieurs jours à écrire. Elle n’est pas encore terminée». De toutes les figures du film, Pei Zifeng est le seul que l’on n’entende pas, et pour cause il est aussi le seul ici à ne pas avoir survécu aux laogai. Il est aussi naturellement celui qui nous fait pleurer, et pleurer les autres disparus. Les âmes mortes n’est pas encore terminé. Vient ensuite l’entretien avec une ancienne épouse de prisonnier, venant rappeler que la famine touchait aussi les familles des campagnes, avec ou sans homme dans les camps. Une demi-heure en sa compagnie, ému là encore, mais certainement Wang Bing aurait pu, voire pourrait, consacrer quatre ou cinq heures à ce sujet ; rapide calcul soustraction faite de ce passage-ci et de Fengming – chronique d’une femme chinoise. Mais qu’importe l’envergure, on répondrait présent.