AU REVOIR LA-HAUT, LA DOULEUR : guerre et paix et toujours la guerre

Le hasard de la programmation du festival de San Sebastian fait se juxtaposer deux films français au départ très éloignés l’un de l’autre, mais finissant par traiter du même sujet : les ravages que continuent à faire les guerres même une fois qu’elles ont été déclarées officiellement terminées. Pour achever de bien faire les choses, les deux longs-métrages se partagent les deux grandes guerres du XXè siècle – à Au revoir là-haut la première, à La douleur la seconde.

Adaptation du roman lauréat du Prix Goncourt (en 2013) du même nom, Au revoir là-haut narre les difficultés de trois soldats à se réintégrer à la société dans les années qui suivent l’armistice de 1918 : les deux poilus Albert (Dupontel) et Édouard (Nahuel Perez Biscayart) et leur officier Pradelle (Lafitte), salaud patenté capable d’envoyer ses hommes au carnage une dernière fois alors que tout le monde attend la fin des hostilités, mais confronté à son échelle au même problème une fois revenu à la vie civile. Lui comme eux semblent n’avoir plus le droit d’exister que par une activité les rattachant inexorablement à la guerre censée appartenir au passé. Puisque la paix, c’est pour les autres, ceux qui ne sont jamais allés à la guerre, Pradelle comme le duo formé par Albert et Édouard transforment alors leurs affaires en arnaques rancunières : trafic de cercueils sans les cadavres correspondants pour le premier ; vente de projets de monuments aux morts jamais concrétisés pour les seconds, en finançant son butin de départ en faisant les poches des profiteurs de guerre.

C’est dans la crevasse de rancœur qui sépare les vivants civils et les non-morts militaires que Au revoir là-haut trouve sa meilleure matière

Tout ce passe comme si ces hommes ne pouvaient pas complètement revenir du front. La guerre est un boulet qui reste attaché à leur pied même en temps de paix. Cela est évidemment encore plus vrai pour Édouard, gueule cassée à la mâchoire déchiquetée par un éclat d’obus et devant camoufler son visage derrière une succession de masques. C’est dans cette crevasse de rancœur qui sépare les vivants civils et les non-morts militaires que Au revoir là-haut trouve sa meilleure matière – tout particulièrement lors d’une scène de bacchanale au Lutetia qui s’achève en procès théâtral des politiques et généraux. Cette friction apporte au film une vitalité par ailleurs assourdie par les bons sentiments et les poncifs d’un mélo correct mais téléguidé. Comme dans ses dernier films (Le vilain, Neuf mois ferme), Dupontel a dilué sa folie dans les conventions de la « qualité française » ; il en a fait une décoration portée sur la boutonnière pour afficher un trait de caractère qu’il ne cultive en réalité plus vraiment. Son talent d’acteur et de directeur d’acteurs, de dialoguiste et de metteur en scène est toujours là mais il est galvaudé. Ce ne sont plus que des soubresauts, loin du raz-de-marée qui emportait tout et rendait un film comme Le créateur si extraordinairement unique, risqué, habité.

La douleur a également un problème avec la folie. Son réalisateur Emmanuel Finkiel peine à transformer en mise en scène cette composante essentielle du texte autobiographique de Marguerite Duras qu’il adapte. Il s’agit ici de la folie née de l’attente du retour hypothétique de son mari Robert Antelme, résistant comme elle et déporté dans les camps de concentration par les nazis en 1944. Tout ce qui touche à cette folie, et plus généralement à l’intimité des êtres et de leurs douleurs, est inégal, manque de la force nécessaire. Le film se montre bien plus convaincant lorsqu’il tire profit des expériences de Duras à cette époque, puis de ses écrits les commentant avec le recul quarante ans plus tard (La douleur a été publié en 1985), pour dresser un tableau d’ensemble des basculements de la France au cours de ces mois menant à la fin de la guerre. Les deux temps du récit, été 1944 et printemps 1945, voudraient fonctionner en miroir : de l’un à l’autre la seule chose qui a changé en surface est l’identité des français détenant le pouvoir. Les collabos souriants, déjeunant fièrement au restaurant loin des privations, ont laissé la place aux gaullistes qui reprennent le contrôle du pays le jour et dansent la nuit.

Quand elle rédige La douleur en 1985, Duras est consciente du décalage tragique qui avait lieu en 1945 : croire naïvement que la paix était de retour, sans savoir que le souvenir de cette guerre allait être à jamais intolérable et ineffaçable

Tout n’aurait donc été que normal, dans un jeu de guerre classique (la première partie, où Duras et un agent français de la Gestapo tentent de se manipuler l’un l’autre, a des airs de Bureau des légendes transposé en 1944) où il n’est in fine question que de décider qui est le vainqueur et le vaincu. Sauf que cette guerre-ci avait un hors-champ, dont la révélation va faire l’effet d’une tache indélébile sur la paix renaissante et baignée de soleil. L’horreur absolue des camps de concentration allemands se fait jour en même temps que les quelques survivants en reviennent, avec un temps de latence par rapport à la libération française. Quand elle rédige La douleur en 1985, Duras est consciente du décalage tragique qui avait lieu alors : croire naïvement que la paix était de retour, sans savoir que le souvenir de cette guerre allait être à jamais intolérable et ineffaçable. Les moments les plus forts de La douleur (et les moments de la douleur la plus forte) se trouvent là, dans cette dissociation de la perception du monde – perception sur l’instant, compréhension à retardement.

AU REVOIR LA-HAUT (France, 2017), un film de et avec Albert Dupontel, avec aussi Nahuel Perez Biscayart, Laurent Lafitte. Durée : 117 minutes. Sortie en France le 25 octobre 2017.

LA DOULEUR (France, 2017), un film de Emmanuel Finkiel, avec Mélanie Thierry, Benjamin Biolay, Benoît Magimel. Durée : 126 minutes. Sortie en France le 24 janvier 2018.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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