KISS & CRY, grave
Chaque production d’Emmanuel Chaumet ressemble à un château de cartes, sa façon de restituer notre bordel quotidien de façon crédible tenant toujours du travail d’orfèvre. Pour la première fois cependant, la recette commence à se faire sentir.
Emmanuel Chaumet a encore frappé : sa dernière production, présentée à l’ACID dont il est un habitué, se rapproche au plus près du quotidien d’un groupe de petites patineuses alsaciennes, et en particulier de Sarah, mini-Laetitia Dosch d’une énergie et d’une gouaille toutes chaumetiennes.
Ce n’est pas minimiser l’importance des deux réalisatrices que d’insister d’emblée sur l’influence de leur producteur : c’est en effet son nom à lui qui apparaît en grand sur l’écran avant toute autre chose. Le titre du film, lui, n’apparaît qu’au bout de dix minutes, quand on avait oublié qu’il était encore à venir. Et pour cause : en guise de titre, on s’était satisfait de « Emmanuel Chaumet présente ».
Pinel & Mahieu ont beau signer ici leur premier long-métrage, celles-ci héritent instantanément des instincts du travail de Chaumet, dont elles reproduisent trouvailles et travers que l’on a appris à reconnaître depuis les oeuvres séminales de Sophie Letourneur et Justine Triet, soient La Vie au Ranch, Les Coquillettes, La Bataille de Solférino et Victoria. Chaos parisien, bande de filles, et punchlines à tout va.
Le titre indique le mouvement souterrain du film, basculant de la tendresse à la dureté en permanence, de la légèreté à la gravité, du kiss au cry en somme
Pour subsidiaire qu’il puisse paraître, le titre indique quand même une ou deux choses, et en particulier le mouvement souterrain du film, basculant de la tendresse à la dureté en permanence, de la légèreté à la gravité, du kiss au cry en somme, avec un naturel qui semble être celui de ces Millenials vaccinées contre le réel par injection quotidienne de violence symbolique via les réseaux sociaux, et le téléphone portable.
Séquence d’ouverture, une fanfare joue la Marseillaise : cry. Mais les gamines ont un fou rire : kiss. Une mère raconte la fracture de sa fille : cry. Cut, musique festive, la fracture est oubliée : kiss. Tous les sentiments semblent se valoir, égaux devant leur fugacité. On est à l’exact opposé de Riad Sattouf et de ses Beaux Gosses, pour lesquels le moindre événement paraissait historique et marquait leur arrêt de mort. Chez ces patineuses, tout glisse, tout passe, rien n’est vraiment grave – ni d’envoyer des photos de l’intérieur de sa culotte aux garçons, ni d’aller picoler en forêt avec des Terminales, ni de vivre dans un monde bétonné, gris, et une famille dysfonctionnelle.
On retient du coup ces scènes d’entraînement où le coach odieux agonit ses élèves pourtant excessivement douées d’insultes sexistes et grossophobes, sans que tout cela ne prenne de tournure scandaleuse. Rien n’est grave, on s’en remettra. La recette de Chaumet est peut-être celle-là – pas de scandale. C’est l’une des limites de la recette : certaines scènes semblent n’exister que pour agacer les puritains, ou tout simplement ceux qui idéalisaient encore un peu la jeunesse.
Il est indéniable que les ados de 2017 perdent leur innocence plus tôt qu’avant. Qu’un film arrive à se saisir, en avant-première en quelque sorte, de ces mutations-là, est précieux. Inutile de se scandaliser, suggèrent les réalisatrices : c’est là, ça existe, et ce n’est pas si nouveau que cela. Nous sommes passées par là aussi et nous en sommes remises, tout ne va donc pas si mal.
Mais tandis que la captation ultra-réaliste du quotidien des patineuses contribue à le transformer en micro-mythe urbain (avec apothéose onirique finale, fumigènes et plan-séquence libérateur), cette sublimation des petites contrariétés révèle en creux la mélancolie de ces filles et leur solitude. L’enthousiasme permanent du film, jusqu’à la force de caractère de l’héroïne, finissent ainsi par ressembler à une fuite en avant.
KISS & CRY (France, 2017), un film de Lila Pinell et Chloé Mahieu. Avec Sarah Bramms, Xavier Dias, Dinara Droukarova. 1 h 16. Prochainement