LOS PERROS : la princesse au petit pois
En effectuant sa petite révolution personnelle, une quadragénaire chilienne gâtée par la vie va également reconsidérer d’un autre œil le passé de son pays et la vraie nature des hommes qui l’entourent. Un deuxième film riche et tendu qui ne préserve personne.
Tout comme son voisin argentin, le cinéma chilien continue à flirter avec les spectres d’un passé d’autant plus trouble et inquiétant qu’il est encore tout frais. Augusto Pinochet n’a quitté le pouvoir qu’en 1990, deux ans après le référendum décrit dans le No de Pablo Larraín. Les plaies du peuple chilien ne cicatriseront réellement que dans plusieurs générations, lorsque plus aucun citoyen n’aura de parent ou de grand-parent à pleurer… ou à soupçonner d’avoir trempé dans la dictature. Le thème a déjà été largement traité en Argentine, un peu moins au Chili en raison d’une production cinématographique moindre, mais c’est avec un sens rare de l’ambiguïté que Marcela Saïd (passée par la Quinzaine avec L’Été des poissons volants) s’en empare.
L’idée est d’orchestrer un double réveil. Mariana, l’héroïne de Los Perros, est une quadra capricieuse, femme-enfant considérant le monde depuis une cage dorée dont elle ne voudrait s’envoler pour rien au monde. Considérée comme une gamine écervelée tant par son père que par son mari, elle a fini par endosser pleinement ce rôle, menant une vie de bourgeoise sans conscience (scène absolument édifiante dans laquelle elle découvre que tout le monde n’a pas de domestique). Sa rencontre avec Juan, un prof d’équitation plus âgé qu’elle, va la sortir de sa zone de confort. Celui qu’on appelle le colonel est borné, autoritaire, le mâle dominant de base avec quelque chose de plus : le frisson du malfaiteur potentiel (comme dans les thrillers des années 80). Autour de lui semble se resserrer un étau judiciaire : on le croit coupable d’exactions commises au sein de l’armée sous le régime de Pinochet. Le dérangeant Juan a deux effets sur Mariana : il lui permet de réaliser qu’elle n’est pas considérée à sa juste valeur par les hommes qui l’entourent, et il lui rappelle que les fantômes de la dictature sont moins éloignés que ce qu’elle aurait pu croire. Saïd rejoue la princesse au petit pois, le légume vert étant remplacé par un monceau de cadavres.
Après Los Perros, d’autres cinéastes tenteront à coup sûr de mettre leur grain de sel dans l’épineux sujet de l’après dictature. Il est permis de douter qu’ils puissent y parvenir avec autant de panache.
La double prise de conscience (féministe et politique) brille par sa simultanéité, qui offre une complexité admirable à la trajectoire de Mariana. C’est le début d’une renaissance que filme Marcela Saïd, de façon suffisamment rugueuse pour que le film ne sombre jamais dans des histoires de rédemption tartignole. Elle a trouvé pour cela l’actrice parfaite en la personne d’Antonia Zegers, comédienne récurrente des films de Pablo Larraín, souvent éclipsée par le monstre Alfredo Castro (héros, entre autres, de Tony Manero et Santiago 73 post mortem). Le fait que Castro soit justement l’interprète de Juan relève peut-être du hasard, mais c’est en tout cas un beau symbole. Pour la première fois, Castro a beau être génialement trouble, il est éclipsé par sa partenaire. Et c’est ce qui se produit également chez les personnages. Juan est charismatique, terriblement sûr de lui, et ses mains sont probablement tâchées de sang. Pourtant, jamais Mariana ne se démonte face à lui. À son tour d’utiliser les hommes (et celui-là en particulier) pour assurer son émancipation et renaître enfin. De toute beauté, cette passation de pouvoir doit beaucoup à la mise en scène de Marcela Saïd, tendue mais sans complaisance. Après Los Perros, d’autres cinéastes tenteront à coup sûr de mettre leur grain de sel dans l’épineux sujet de l’après dictature. Il est permis de douter qu’ils puissent y parvenir avec autant de panache.
LOS PERROS (Chili, France, 2017), un film de Marcela Saïd, avec Antonia Zegers, Alfredo Castro, Rafael Spregelburd… Durée : 94 minutes. Sortie en France indéterminée.