I AM NOT YOUR NEGRO : les ennemis imaginaires des blancs
En 1979, l’auteur américain James Baldwin s’attaque à la composition de Remember this house, un état des lieux du racisme aux États-Unis à travers les souvenirs qu’a Baldwin de trois leaders assassinés de la lutte pour les droits civiques : Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King. Le livre est resté inachevé. Aujourd’hui, le cinéaste haïtien Raoul Peck donne une seconde vie au manuscrit de Baldwin en en faisant l’assise de son film I am not your negro, qui associe les mots de l’écrivain (déclamés par Samuel L. Jackson) à des images d’hier et d’aujourd’hui, de films ou de la réalité, avec une puissance qui nous laisse titubants, meurtris.
Une des séquences d’archives de I am not your negro montre James Baldwin, en 1965, éreintant Robert Kennedy pour son affirmation de la possibilité de l’élection d’un président noir d’ici quarante ans. De notre position, un demi-siècle après cette déclaration et une décennie après la victoire de Barack Obama, ce qui se révèle dramatique est que la condescendance de Kennedy semble bien anecdotique par rapport à la conséquence indirecte et imprévue de cette élection : la recrudescence brutale des meurtres de noirs au cours des dernières années de son mandat. Comme si la présidence Obama n’avait pas seulement rien réglé, mais qu’au contraire elle avait même provoqué malgré elle une régression. Avoir un président noir n’a pas rassemblé le peuple, mais a attisé la haine et la violence des blancs, irréversiblement convaincus de leur position supérieure.
Baldwin décrypte la figure fantasmée du « nègre » comme méchant imaginaire, inventée de toutes pièces pour substituer aux êtres humains noirs en chair et en os des monstres qui n’existent que dans l’esprit aliéné des blancs
En réaction à cette nouvelle flambée de sauvagerie, deux documentaires ont vu le jour en parallèle dans le but de démonter les mécanismes de ce racisme endémique, indéracinable, brutal – I am not your negro et The 13th (visible sur Netflix) d’Ava DuVernay. Les deux œuvres sont remarquables et idéalement complémentaires. Leur carburant commun est la rage face à la multiplication des crimes et à l’impunité de leurs auteurs, une rage que chacun canalise dans une certaine direction. The 13th s’attaque aux actes des blancs, qui se traduisent par des chiffres et des textes de lois ; guidé par les réflexions de Baldwin, I am not your negro aborde pour sa part la question sous l’angle des pensées, s’exprimant via des concepts, des manières de voir le monde. À la manière de boxeurs sur de leur fait et de leur impact, les deux films nous travaillent au corps jusqu’à nous mettre K.O. debout dans les cordes, à force que tous leurs coups atteignent leur cible – l’exposition des stratégies de domination et de leurs résultats statistiques dans The 13th, la déconstruction de l’inconscient raciste et impérieux blanc dans I am not your negro.
De quelque côté de l’Atlantique que l’on se trouve, hier comme aujourd’hui la psyché blanche semble incapable de fonctionner sans avoir une figure allogène à abhorrer, à moquer, à craindre et finalement à anéantir
La grande réussite de I am not your negro est d’appuyer comme il se doit, par ses illustrations, ce propos de Baldwin sur la violence de l’inconscient blanc. Un inconscient résolument immature (et encouragé à le rester par une imagerie hollywoodienne que Peck expose telle que Baldwin la dénonçait), qui a perdu pour de bon toutes les formes de justifications morales fallacieuses (sur une prétendue primauté culturelle, intellectuelle ou autre) dont il pensait disposer, et à qui il ne reste plus qu’une branche à laquelle se raccrocher : la figure fantasmée du « nègre » comme méchant imaginaire, inventée de toutes pièces pour substituer aux êtres humains noirs en chair et en os des monstres qui n’existent que dans l’esprit aliéné des blancs. Le problème raciste est avant tout une affaire mettant aux prises les blancs avec leurs délires paranoïaques ; les noirs y ayant la fonction de victimes collatérales, et malheureusement bien réelles.
C’est à ce point de la démonstration de Baldwin que le film de Peck prend une portée universelle. Car en France, par exemple, les Roms, les réfugiés, les maghrébins tiennent en ce moment à leur corps défendant ce même rôle de repoussoir portant tous les vices, de bouc-émissaire responsable de tous les maux dans des « comédies » (Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu, Débarquement immédiat, Le grand partage, bientôt À bras ouverts) embarquées dans une accablante fuite en avant qui donne toujours plus la nausée. De quelque côté de l’Atlantique que l’on se trouve, hier comme aujourd’hui la psyché blanche semble incapable de fonctionner sans avoir une figure allogène à abhorrer, à moquer, à craindre et finalement à anéantir.
I AM NOT YOUR NEGRO (France – États-Unis, 2016), un film de Raoul Peck, avec la voix de Samuel L. Jackson. Durée : 93 minutes. Sortie le 10 mai 2017.