POKOT : comment dit-on « Twin Peaks » en polonais ?

De retour dans son pays natal après s’être un temps reconvertie en réalisatrice d’épisodes pour séries TV américaines (The wire, Treme, House of cards, The affair…), la cinéaste Agnieszka Holland a ramené dans ses bagages les techniques propres à cette manière de raconter des histoires. Pokot prend la forme d’un pilote de série, foisonnant et parfois tâtonnant (et doté tout de même d’un dénouement en bonne et due forme), dont un bon nombre d’éléments convoquent une œuvre culte de la télévision, Twin Peaks.

Au centre de Pokot se trouve la figure complexe de sa protagoniste Janina Duszejko, vivant seule à l’écart de la ville et à l’orée de la forêt et s’affirmant plus proche des animaux que de la plupart des humains qu’elle doit côtoyer, lesquels l’étiquettent en retour comme excentrique et hystérique. Autour de Duszejko l’histoire multiplie les personnages, les saynètes, les ouvertures vers d’autres pistes et d’autres thèmes ; exactement comme le fait une série qui quitte les starting-blocks et annonce d’entrée son foisonnement narratif et humain à venir, s’appuyant sur une mise en scène vindicative pour capter l’attention du spectateur et s’assurer de la garder entre ses mains. Le résultat est souvent efficace (dès la scène d’ouverture), même si parfois lourd – c’est le cas des flashbacks. La différence avec une série est que le feuilleton se referme ici en deux heures. Celles-ci sont suffisamment bien mises à profit pour nous conduire dans un univers de conte, qui garde ses racines dans notre réalité mais dont les ramifications jouent à mêler à cette réalité des éléments de fantastique et de dérèglement.

Pokot décrit un affrontement ayant atteint le point de rupture, entre deux visions du monde irréconciliables et n’étant même plus en mesure de coexister

C’est par cette porte que l’esprit de la créature de David Lynch s’introduit, et s’infiltre de plus en plus dans les mécanismes et les expressions du récit à mesure qu’il se déploie. Comme Twin Peaks la ville où se déroule Pokot est coupée du monde, et semble vivre paisiblement hors du temps. Ce quotidien, qui n’est qu’une façade recouvrant la part sombre de l’âme du lieu (une vision fugitive d’un casino-maison close en témoigne, tout en traçant un lien direct avec Twin Peaks), va se voir entaillé par une succession d’homicides dont l’explication et le coupable échappent à l’enquête ordinairement menée par la police locale. Ces meurtres agissent comme un retour du refoulé, le débordement irrépressible du mal que la communauté veut dérober aux regards. Dans les deux cas un individu en chair et en os sert de proxy, de bras armé à une force déterminée à punir les humains – chez Lynch ce mal revêtait une forme symbolique, mystique, ici il se nourrit des blessures infligées par l’homme à la nature environnante.

À travers Pokot Agnieszka Holland décrit un affrontement ayant atteint le point de rupture, entre deux visions du monde irréconciliables et n’étant même plus en mesure de coexister. D’un côté la société actuellement dominante, en Pologne et ailleurs, où le sexe masculin assoit son pouvoir violent sur ses semblables par l’intimidation et l’endoctrinement, et sur le monde animal par la chasse jusque dans ses versions les plus barbares. Ceux qui s’opposent à ces vues, aux méthodes et à la cruauté qui leur sont associées, sont discrédités comme étant excentriques, hystériques. Dos au mur ils n’ont plus d’autre choix que de glisser à leur tour vers la radicalité, en pensée et dans les actes. Tout en sachant garder une distance pertinente, grâce à l’ambiguïté dont elle nimbe Duszejko (qui n’est jamais une héroïne que l’on pourrait suivre ou approuver aveuglément ; elle n’est pas un modèle général mais un exemple extrême), Holland se positionne en faveur de celle-ci – c’est tout sauf un hasard si les deux femmes sont de la même génération, celle des idéaux révolutionnaires des années 1970. Dans son épilogue où la délimitation entre réalisme et fantasme se brouille définitivement (pour le meilleur), Pokot aborde cette question de la perpétuation d’une telle révolte aujourd’hui de façon doublement explicite – par la voix-off de Duszejko et la présence à ses côtés de deux jeunes, figurant la relève. Lynch faisait triompher le mal au terme de Twin Peaks (en attendant la saison 3) ; Holland veut encore croire en une autre issue, lumineuse.

POKOT (Pologne, 2017), un film d’Agnieszka Holland, avec Agnieszka Mandat, Wiktor Zborowski, Patricia Volny. Durée : 128 minutes. Sortie en France indéterminée.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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