ENTRE LES FRONTIÈRES : Avi Mograbi réussit son passage du je singulier au nous pluriel

Élément perturbateur de longue date de la société israélienne, et de ses positions politiques les plus biaisées et agressives, Avi Mograbi nous avait habitués à agir via une pratique documentaire subjective, en s’accordant toujours la place centrale de ses pamphlets. Pour Entre les frontières, la rencontre avec des réfugiés africains qu’Israël cloître dans des centres de rétention en plein désert fait changer du tout au tout la perspective du cinéaste, qui met au premier plan d’autres vies que la sienne. Pour un résultat au moins aussi probant que ses films précédents.

Adepte de l’observation et de la révélation de l’absurde dans les actions et décisions humaines, Mograbi pouvait difficilement passer à côté de la logique détraquée retenue par son pays à l’encontre des réfugiés, venant principalement d’Érythrée. Israël refuse de les accueillir alors qu’ils pourraient voire devraient bénéficier de l’asile politique ; mais ne veut pas non plus les laisser partir, ainsi que le montre une ubuesque séquence où une manifestation de réfugiés visant à retraverser dans l’autre sens la frontière avec l’Égypte est refoulée par l’armée. Il s’agit de maintenir la fiction d’une frontière fermée, équivalente à un mur. Principe auquel Mograbi refuse bien évidemment de se plier, en venant précisément entre les frontières pour y collaborer d’égal à égal avec ces prisonniers invisibilisés, dans le cadre d’ateliers de théâtre menés avec le metteur en scène Chen Alon.

Ce que le film porte, c’est l’enregistrement du laps de temps éphémère où les états des réfugiés et du cinéaste se rejoignent

De même que Wang Bing dans Ta’ang, Avi Mograbi fait la démarche d’aller vers ces exilés venus dans son pays. Bing passait avec eux la frontière entre la Birmanie et la Chine, Mograbi passe ses journées dans le no man’s land où ils se voient cantonnés, des mois voire des années durant. Paradoxalement, ce lieu de contrainte libère Mograbi de son inclination à vouloir donner par des artifices (chansons, adresses face caméra, etc.) une forme explicitement cinématographique à ses films : ici le cinéma s’impose à lui. Le bâtiment désaffecté qui sert de lieu de répétitions pour les ateliers est nimbé de la lumière toujours égale et éclatante du soleil du désert, entrant par ses fenêtres sans vitres avec une intensité encore supérieure à ce que peuvent fournir des projecteurs de studio. Ailleurs, la caméra avec zoom et micro de Mograbi lui permet de faire via le cinéma ce qui lui est physiquement interdit : traverser les barbelés du quartier disciplinaire du centre, pour discuter avec un des hommes qui y sont détenus.

Comme dans Ta’ang encore, il n’y a à aucun moment d’Entre les frontières de mensonge quant à la différence incompressible d’état entre les individus situés de chaque côté de la caméra. Ce que le film porte néanmoins, c’est l’enregistrement du laps de temps éphémère où ces deux états se rejoignent. Entre les frontières prend une histoire, celle des réfugiés, en route et ne prétend pas y apporter une impossible conclusion satisfaisante. Cette modestie (élément peu habituel chez Mograbi) se retrouve dans la manière d’éviter l’écueil de parler à la place des exilés. Au lieu de quoi le film et son auteur prennent place à leurs côtés, à leur niveau, dans leur compagnie – ici compagnie de théâtre. Leur parcours artistique collectif trouve son bel accomplissement avec l’explication de texte finale d’une scène réelle (l’arrivée des réfugiés et le refus d’entrer qui leur est opposé) rejouée en inversant les rôles, les israéliens interprétant les érythréens et vice-versa. Comment se mettre à la place de l’autre, par l’art : en filmant cet acte, Mograbi inclut le public dans la boucle où se trouvaient déjà les réfugiés et lui-même.

ENTRE LES FRONTIÈRES (Bein gderot, Israël-France, 2016), un film de et avec Avi Mograbi, avec également les détenus du camp de Holot. Durée : 84 minutes. Sortie en France le 11 janvier 2017.