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Prenant le contrepied des festivals construits tels des marathons, celui d’Arras nous invite à un sprint en permettant de voir l’intégralité de sa compétition en moins de quatre jours (voire en deux pour les plus motivés). Cette concentration temporelle s’ajoute à la proximité géographique des neuf films, venant tous d’Europe du nord et de l’est, pour faire émerger avec clarté le ou les thèmes qui les rapprochent. Lequel thème, pour cette 17è édition du festival, est aussi chagrin que l’année 2016 : la pénurie de toute perspective que les choses aillent en s’améliorant en Europe, à quelque échelle que ce soit.
Quatre films, soit presque la moitié des neuf présentés, étaient immergés corps et âme dans ce cul-de-sac, cette négation de presque tout espoir qu’il subsiste une sortie par le haut : We are never alone, On the other side, Bienvenus !, Glory. Les trois premiers en deviennent même des films malades, contaminés par l’abattement de la société qu’ils décrivent. C’est particulièrement criant, jusqu’à en devenir insupportable, dans le tchèque We are never alone, version kamikaze du film de festival qui en pousse tous les boutons à l’extrême (et se fait exploser). Son auteur Petr Vaclav efface toute présence des figures normales ou responsables, pour ne figurer que des êtres détraqués, composant un microcosme digne de la maison des fous des Douze travaux d’Astérix. Tout ce que ces personnages tentent d’accomplir échoue effroyablement, dans un geste d’un nihilisme absolu. À l’autre bout du spectre par rapport à cette démence explosive on trouve celle, neurasthénique, du croate On the other side. Traitant des plaies refermées en surface mais non cicatrisées causées par les guerres des Balkans, On the other side suit des individus contraints d’intérioriser leurs traumatismes, puisque la paix est officiellement revenue. Mais ces non-dits bouchent leur horizon, avortent toute possibilité de rendre à nouveau leur vie constructive au lieu de simplement survivre dans leur morne état actuel. Le film est malheureusement pris au même piège, ne proposant rien d’autre qu’une observation stérile de cette impasse via l’enchaînement des motifs – décadrages, silences, plans à travers des vitres ou dans des miroirs – qui font ce cinéma de vitrier essaimant dans les festivals, ostensiblement lourd de sens mais en vérité peu consistant.
L’absence de débouché vers un ailleurs et le renfermement contraint sur soi poussent au trop-plein (We are never alone) ou au vide (On the other side) ; mais les choses ne vont pas bien mieux quand l’extérieur vient à vous, comme c’est le cas dans Bienvenus !, tentative brouillonne d’aborder le sujet de l’accueil des réfugiés, ici en Norvège. Bienvenus ! est rattrapé par son présupposé de départ, qui se veut pragmatique (c’est en associant les atouts d’êtres foncièrement imparfaits que l’on peut constituer une société) mais est surtout jonché de stéréotypes rudimentaires : le héros est un entrepreneur raciste-mais-qui-a-bon-fond qui ouvre un centre d’hébergement par appât du gain, l’employée municipale qui l’assiste a des sautes d’humeur « de bonne femme », tout s’obtient par corruption, mensonges ou représailles, et il y a « bien sûr » toujours quelques pommes pourries dans le panier des réfugiés frappant à notre porte. Il ne se dégage de Bienvenus ! aucun idéal, aucune aspiration à une société meilleure. Seulement une petitesse satisfaite ou désabusée (au choix), à l’image du film lui-même qui a ici et là de bonnes idées mais ne gratte jamais sous la surface de son ample sujet.
Glory, lauréat mérité de l’Atlas d’or du festival, fait un constat similaire quant à l’état de la société du pays européen (la Bulgarie) qu’il observe ; mais c’est le fruit d’un processus conscient, qui espère nourrir la réflexion et l’esprit critique du spectateur. Glory s’avance comme le double inversé du – déjà très bon – premier film des réalisateurs Kristina Grozeva et Petar Valchanov, The lesson. Dans ce dernier une femme honnête devait à tout prix rassembler une grande somme d’argent, quitte à recourir à des méthodes malhonnêtes, et s’en sortait au final sans dommages. Dans Glory un homme honnête trouve un butin considérable, le remet à la police, et tout se met alors à aller de mal en pis pour lui car il se retrouve au cœur des manipulations de ceux qui veulent exploiter à leur profit son geste désintéressé. Grozeva et Valchanov ont poussé l’effet de reflet jusqu’à inverser les rôles attribués à leurs comédiens : l’héroïne de The lesson est désormais la source principale des ennuis du héros de Glory, lequel incarnait un usurier dans The lesson. Ce que Glory perd un peu en finesse de trait (les personnages et les péripéties sont plus bruts, plus tranchés que ceux de The lesson), il le regagne en puissance du récit et de la mise en scène. L’aventure de son héros devient un engrenage implacable fait de coups bas, de mépris et d’humiliations, narré avec force et talent jusqu’à son terrible point final – un homme détruit pour avoir essayé de faire le bien, et peut-être devenu à son tour un agent de tout ce qui est mauvais et délite la société au lieu de la bonifier. Le brillant dernier plan du film laisse planer le doute à ce sujet, avec un possible sacrifice de sa méchante, dont la mort signifierait le triomphe de son camp.
Ces quatre films étaient soutenus du bout des lèvres par deux autres, qui se tiennent en marge de par leur situation géographique mais n’en pensent pas moins. Dans Anna’s life, Atlas d’argent au palmarès, l’héroïne éponyme est prête à tout pour émigrer en Amérique (avant qu’un renversement du récit, trop forcé pour ne pas gâcher la bonne impression laissée jusque-là par cette héritière de Rosetta, ne la fasse finalement vouloir rester). L’Europe a beau être autrement plus proche et accessible depuis son pays, la Géorgie, elle n’est même pas l’ombre d’une option ; quand on pose à Anna la question, elle répond par un silence si dur qu’il ferait s’excuser d’avoir demandé. Anna a possiblement raison, à voir le pâle drame intime Waldstille, situé dans un village des Pays-Bas. Waldstille a pour base la certitude que même dans ce pays ancré au cœur de l’Europe, et dans une communauté d’apparence homogène, le vivre-ensemble est impossible – un homme responsable de la mort de sa femme dans un accident de voiture, et ayant purgé sa peine de prison, reste mis au ban de la société et privé de contact avec sa fille. C’est une donnée rigide du scénario, posée comme préalable et restant intangible jusqu’à sa conclusion : pas de clémence ou de rétablissement possible.
Qu’est-ce qu’il nous reste, alors, pour espérer, pour respirer ? L’art, toujours fidèle au poste – mais dans un état réduit au minimum, à l’art pour l’art, sans autre horizon que lui-même. La libération que l’on y trouve est seulement individuelle, et dans deux des trois films s’engouffrant dans cette voie pour échapper au réel l’art est même conjugué au passé. Tous les deux sont dès lors certes des réussites, mais des réussites mineures, circonscrites à la bulle de leur genre : l’allemand Paula, biopic classique (mais aux relations entre les personnages écrites avec talent) de la peintre du début du 20è siècle Paula Modersohn-Becker ; et le slovène Houston, we have a problem !, amusant docu-menteur qui réécrit l’histoire de la Yougoslavie de Tito en lui adjoignant comme fil directeur la fiction d’un programme spatial vendu en secret par le pays aux États-Unis dans les années 1960. Les deux films ont pour aboutissement un passé mythifié mais sans effet notable sur le cours des évènements. Paula donne vie dans ses toiles à sa vision personnelle du monde, mais sa vie n’en est pas améliorée pour autant ; programme spatial ou pas, le destin commun de la Yougoslavie se brise toujours sur les carnages des guerres d’indépendance des années 1990.
La razzia de prix effectuée par le dernier film, le hongrois Roues libres (prix de la critique, du jury jeunes, du public, et une mention spéciale du jury), doit assurément à ce qu’il était le seul de la compétition à proposer la possibilité, aujourd’hui, d’une transcendance, d’un horizon, même s’ils relèvent de la chimère d’une fiction. Au moins les protagonistes croient à quelque chose de positif, et le film, parce qu’il est réussi, parvient à le transmettre aux spectateurs. Roues libres est pourtant doublement casse-gueule, avec ses héros lourdement handicapés moteurs et son principe d’un film dans le film – les dits héros conçoivent une bande dessinée qui fait d’eux les associés d’un tueur à gages également en fauteuil roulant, au service de la mafia puis pris pour cible par elle. Roues libres ne fait jamais mystère de la nature fantasmée de ces séquences d’aventures trépidantes, ni du fait que celles-ci forment une évasion irréelle, cloisonnée de la vie des personnages. Ce qui contribue à la justesse de ton d’un film comptant comme autres cordes à son arc d’être entraînant par son rythme et attachant par son regard sur ses héros. Et, surtout, de mettre sa mise en abyme façon Adaptation au service d’une autre : celle qui se joue à chaque séance de cinéma, entre le film projeté et son public. Le rêve dessiné sur le papier par les personnages de Roues libres, d’une existence plus enjouée que celle qu’ils ont à vivre, c’est aussi le nôtre face au sombre état actuel de l’Europe.
Le 17ème Arras Film Festival s’est déroulé du 4 au 13 novembre 2016.