NOCTURAMA : Jeanne Dark
Les armes à la main, des jeunes sèment la panique dans Paris puis se réfugient dans un grand magasin, où ils entendent passer la nuit : en fusionnant L’Apollonide et Saint Laurent, Nocturama trouve dans la consommation des biens le prolongement de celle de la chair, et fait du vêtement l’uniforme d’une servitude volontaire.
A quoi s’attaque-t-on quand on met le feu à la statue de Jeanne d’Arc, place des Pyramides? A une sainte de l’église catholique ? A une figure iconique de l’histoire de France ? A une égérie du Front National ? Peut-être à ces trois symboles, à un seul, à aucun, on ne sait pas. Les personnes qui la brûlent ont-elles seulement conscience de reproduire le bûcher par lequel Jeanne a péri ? Sûrement, mais qu’est-ce que ça fait d’elles ? Des ennemis comme l’étaient les Anglais du Moyen-âge ? Des lanceurs d’alerte, qui signalent par là que la France est en danger, qu’ils sont la conséquence du chaos plutôt que sa cause ? Comme celle d’un terroriste, l’intelligence d’un réalisateur se mesure au choix de ses cibles. La statue de la place des Pyramides pour laquelle opte Bertrand Bonello laisse tellement d’interprétations possibles qu’elles s’annulent toutes. C’est de ce point de vue que Nocturama est le plus proche d’Elephant, film de Van Sant auquel il est impossible de ne pas penser (même Bonello a montré à ses comédiens l’Elephant d’Alan Clarke, pas celui de Van Sant). Elephant accumulait les explications possibles à la tuerie de Columbine jusqu’à ce que celles-ci ne pèsent plus rien par rapport à l’énormité du drame. On en tirait un enseignement paradoxal : le pire était arrivé justement parce qu’il n’avait aucune raison d’arriver donc qu’il était impossible à anticiper et à parer. Par cette pirouette, Van Sant répondait brillamment à la question du pourquoi. Bonello ne pose pas cette question – il le revendique dans le dossier de presse de Nocturama – mais il sait très bien que son spectateur va se la poser.
Alors Jeanne se plante là, aussi énorme que l’éléphant invisible de Van Sant, obstruant les motivations des cinq assauts perpétrés simultanément à Paris, par une bande de jeunes aux origines si diverses que, là encore, le pourquoi se trouve frappé d’inanité. Il y a un ado noir, des maghrébins peut-être, des hommes, des femmes, des prolos, un roux, un fils de bonne famille pote de ministre, un repenti pris de doute et qui n’a pas fini le travail, une ordure qui tue de sang-froid. Ils sont tous délicats, beaux dans leur jeunesse, à l’image de Laure Valentinelli, à la fois Sophie Marceau dans Police et Judith Lou Lévy dans L’Apollonide : pris séparément, on pourrait les profiler et comprendre, mais tous ensemble, ils créent trop de pistes d’interprétations, comme Jeanne d’Arc dont ils constituent finalement l’avatar diffracté dans les rues de Paris.
On mesure l’intelligence d’un réalisateur et d’un assaillant au choix des cibles. On mesure leur désarroi respectif au choix des armes et surtout de la planque
Bonello le dit, seul le comment l’intéresse, le mode opératoire. Alors il faut s’intéresser aux cibles : un patron de banque, abattu chez lui, des voitures piégées aux abords du palais Brongniart, l’étage d’une tour de la Défense, une salle de réunion du Ministère de l’Intérieur, et Jeanne, donc. Les voitures ne semblent pas faire de victimes, l’étage dynamité est vide car en cours de rénovation, et la salle de réunion, probablement inoccupée au moment de l’explosion. Ce n’est pas une bande de tueurs, mais des révolutionnaires, étouffés par le grand capital de manière littérale, comme en témoigne cette scène un peu lourdaude : un des jeunes fait une crise de claustrophobie, sous l’objectif d’une caméra de vidéosurveillance, coincé dans le sas de sécurité de la banque. Il en devient suspect, alors qu’il venait simplement déposer un chèque…
On devine les personnages à travers leurs cibles et leur amateurisme (l’un quitte le lieu d’un crime son arme à la main sans penser à la cacher, l’autre est heurté par une voiture parce qu’il traverse la rue sans regarder). On mesure l’intelligence d’un réalisateur et d’un assaillant au choix des cibles. On mesure leur désarroi respectif au choix des armes (la première à l’œuvre dans le film est une carte bancaire, tout simplement) et surtout de la planque. L’idée brillante de Nocturama tient au grand magasin parisien où les terroristes passent la nuit, le temps de laisser passer l’orage policier à l’extérieur. Il s’agit de la Samaritaine, reconfigurée par la décoratrice Katia Wyszkop avec une vraisemblance confondante et des éléments à la fois authentiques et suffisamment intrigants pour constituer bien davantage qu’un emballage. C’est au moins aussi beau que le bunker opiacé de L’Apollonide où filles de joie et clients fêtaient la fin de siècle, avec l’élégance du désespoir.
Le décor du cinéma moderne, c’est le grand magasin. Tant mieux si Romero l’a compris il y a 40 ans de cela, tant pis si le cinéma français est plus long à la détente
Bonello est un génie du huis-clos, aucun autre qualificatif ne vient à l’esprit. Il fait circuler la musique et les chansons entre les pièces de son décor, pour servir de fils directeurs à son montage éclaté (utilisé comme un chant du cygne, le thème d’Amicalement vôtre trotte longtemps dans la tête, amer et pour toujours teinté de spleen). C’est d’ailleurs pour cela que la seconde moitié du film, transpercée ça et là de brefs flashbacks, de visions oniriques irréelles ou réelles (Paris, désertée), est plus forte que la première, même si la sobriété du début et sa clarté narrative en dépit de tout dialogue restent admirables. Il sera toujours possible de reprocher au cinéaste de délaisser un film pour un autre, de quitter Elephant pour aussitôt s’emparer de Zombie, mais quand un modèle s’impose aussi instinctivement, pourquoi en faire l’économie ?
Le décor du cinéma moderne, c’est le grand magasin. Tant mieux si Romero l’a compris il y a 40 ans de cela, tant pis si le cinéma français est plus long à la détente (pas le cinéma comique en tous cas, il faut revoir Le Grand bazar pour le constater). Inutile de se demander qui sont les équivalents des zombies, des rescapés et des bikers dans le film de Bonello ; on doute que ce soit pertinent. Seule importe la soumission à l’abondance. Nos jeunes anticapitalistes prennent leurs quartiers dans un grand magasin de luxe, se servent à volonté dans les rayons, réalisant ainsi leurs phantasmes… car on n’échappe pas à ses rêves. C’est bien là que Nocturama est plombant et c’est pour cela qu’il hante durablement son spectateur : ces révolutionnaires sont les fruits du grand capital, de la société de consommation, et la pauvreté de leur imaginaire ne peut venir que de là. A ce titre, ils ne sont pas un remède, tout juste un dérèglement nécessaire que le grand corps social produit de temps à autre pour mettre à jour la défense de ses intérêts. Il n’y a qu’à voir les morts du film pour s’en persuader. A part le patron de banque, on compte un employé d’entreprise, de vieux sans-abris et des vigiles ; preuve que, tuées par le système ou par ceux qui disent le combattre, les victimes restent les mêmes. Laissez les clés du Bon marché à des rebelles et il leur faudra à peine quinze minutes avant de se prendre pour Scarface, de se saper en milord ou de tracer en kart dans les allées, comme des gamins lâchés dans un magasin de jouets.
La consommation s’apparente à un suicide au ralenti. On le voit quand Bonello place dans le cadre une kalachnikov plaquée or transformée en pied de lampe, vendue parmi d’autres objets de décoration.
Quand un couple de SDF les rejoint sans qu’ils s’y attendent, il y en a une qui hurle. Elle est surprise, d’accord, mais on ne peut s’empêcher de voir dans cette terreur soudaine l’expression d’une bourgeoisie refoulée : voilà la pauvre fille prise au piège de l’abondance de biens, à peine rassasiée de produits de luxe qu’elle s’effraie déjà de voir ces salauds de pauvres venir prendre la part d’un gâteau pourtant bien trop gros pour elle. Si fatalité il y a dans Nocturama, elle se trouve là. Elle n’est pas dans la rencontre fortuite avec Adèle Haenel en jeune parisienne affirmant que « ça devait arriver », que le monde ne pouvait pas continuer ainsi sans que personne ne donne un coup de semonce. Elle est bien dans l’impossibilité totale de toute rébellion, même armée (moralement, Nocturama est inattaquable puisqu’il démontre que le terrorisme ne peut en aucun cas arriver à ses fins). Tout dans ce grand magasin de fin du monde sert de palliatif dérisoire à une mort inéluctable.
La consommation s’apparente à un suicide au ralenti. On le voit quand Bonello place dans le cadre une kalachnikov plaquée or transformée en pied de lampe, vendue parmi d’autres objets de décoration. A cet égard, même l’élégance formelle du film ressemble à un aveu d’impuissance, renforcé par le précédent long-métrage du réalisateur, Saint Laurent : on ne peut changer le monde occidental qu’en adoptant ses us et coutumes, en passant par ce qui le caractérise, sa superficialité. D’où le rôle que joue la mode, les costumes, les vêtements en général chez Bonello. Elles font sens ces deux confrontations entre un terroriste et son double en plastique, un mannequin immobile et sans visage vêtu exactement de la même manière que lui : les fringues comme uniformes de servitude volontaires. Vous pouvez choisir les vôtres mais peu importe votre préférence, les porter fera automatiquement de vous un VRP du système. Comme le lycée chez Van Sant, le grand magasin de Nocturama n’est pas un cerveau – même s’il est bien commode de voir dans chacune de ses alcôves un lieu abritant la psyché de chacun – mais un long système digestif, qui berce d’abord doucement de ses sucs tout ce qui l’ingère, puis l’élimine et le chie, transformant les armes en bijoux et ceux qui les tenaient en cadavres.
Ainsi nait une empathie autrement impossible, quand l’un des terroristes implore l’aide des forces de police sur le point de l’abattre. Non par une identification, à laquelle il faut de toutes manières se refuser, mais par la peur (celle éprouvée à la fin par les insurgés, parce qu’elle est à ce moment là de la même nature que la terreur des victimes du terrorisme) et surtout par ce désespoir devant l’impossibilité d’échapper au monde tel qu’il est autrement que par le suicide ; suicide qui ne fait en plus que le renforcer. A la fin de Nocturama, tout le monde a perdu, à l’exception d’un seul, peut-être, laissé vivant pour qu’il puisse raconter. A l’image de la prostituée incarnée par Céline Sallette dans L’Apollonide, condamnée à vendre son corps jusqu’à la fin des temps : il y en aura un ou une pour témoigner que rien ne changera plus jamais, car le temps du changement est à jamais révolu, ou alors en pire et uniquement pour ceux qui souffrent déjà.
NOCTURAMA (France, 2016), un film de Bertrand Bonello, avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal Issa, Laure Valentinelli, Rabah Naït Oufella, Luis Rego… Durée : 130 minutes. Sortie en France le 31 août 2016.