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Cette année au Réel, on pouvait voir un film très bavard mais sans images (Welcome) et un autre visuellement foisonnant mais sans corps ni paroles (Homo Sapiens). Depuis, on aimerait que ces deux films fusionnent, on aimerait qu’ils s’enlacent.
Dans le bien-nommé Welcome, les autorités locales répètent inlassablement au documentariste Zhu Rikun qu’il est le «bienvenu» dans cette partie isolée du Sichuan, tant et si bien qu’il comprend qu’on voudrait qu’il fasse ses valises au plus vite.
Il s’y était rendu pour tourner un film, mais en a finalement conçu un autre. Lorsque Zhu Rikun pénètre dans leurs locaux, il sait déjà qu’il ne filmera plus rien d’ici son départ. Le mieux qu’il puisse obtenir désormais sera l’enregistrement audio de cet entretien intimidant, mais aucunement musclé puisque la façon de procéder des agents consiste à exercer une pression d’autant plus usante qu’elle s’appuie sur la courtoise, d’où cette litanie composée de formules hypocrites et d’assurances de sa «bienvenue».
Ayant deviné Zhu Rikun ne s’était pas déplacé dans cette zone du Sichuan pour la beauté des paysages mais bien pour interroger les victimes de maladies respiratoires répandues dans la région, ses interlocuteurs n’ont pourtant de cesse de lui demander de leur montrer les fameux plans de nature qu’il leur assure avoir tourné.
Ils ne verront rien, nous non plus.
Alors, le spectateur de Cinéma du Réel qui découvre Welcome, assis pendant une heure face au néant (ou seulement quelques sous-titres à son attention), en vient instinctivement à emplir l’écran noir qui lui fait face. Les rushs s’afficheraient plein cadre, il peut imaginer des images de malades atteints de pneumoconiose, ou peut-être appose-t-il un souvenir récent, les images d’un autre film projeté pendant le festival, par exemple. Ce sont les visions sidérantes de Homo Sapiens que l’on invite.
Ce serait un beau tour de passe-passe, Zhu Rikun sortirait une carte mémoire de sa besace et montrerait les quelques plans du film de Nikolaus Geyrhalter : des paysages vidés de toute forme ou parole humaine qui se succèdent, à rythme régulier. La police serait pantoise.
Si l’on complète un film par l’autre, c’est précisément parce que Welcome et Homo Sapiens sont aux antipodes : l’un est braillard l’autre silencieux, l’un ne propose aucune image et décrit même dans ses dialogues l’inexistence de plans de paysages quand l’autre ne propose que cela. Et pourtant, ces deux œuvres vues au Réel dialoguent parfaitement. On aimerait même qu’elles se superposent, qu’elles s’enlacent. Le vide et le plein, l’absence et la présence, l’inertie et le voyage ; ce sont plus que des oxymores qui lient les deux films, c’est une même proposition limite de cinéma.
De fait, on s’interroge : sont-ils compatibles avec l’exploitation cinématographique usuelle ? Ne serait-ce qu’en les comparant à des films commercialement fragiles, ils vacillent déjà : Homo Sapiens serait le cadavre gisant d’une fable de Roy Andersson, proposant d’autres tableaux majestueux mais enfin évidés du cirque macabre de l’humanité ; quand Welcome évoque un transcript à nu d’une comédie noire de Corneliu Porumboiu. Évidés, dénudés, dit-on. Mais leur manque-t-il vraiment quelque chose ? Pourquoi ne seraient-ils pas recevables par le plus grand nombre ? En somme, ils permettent déjà d’interroger le rôle de la salle de cinéma.
Peu avant le Réel, au festival de Berlin, Lav Diaz était récompensé pour son nouveau film : A Lullaby to the sorrowful mystery, d’une durée de 8 heures. Interrogé sur ce qui le pousse à cet étirement, et à proposer ses très-longs-métrages en salles ou du moins en festival plutôt que les restreindre à des installations de musée, il s’explique ainsi : «Le cinéma doit être libre. Je le libère du carcan des 2 heures imposé par l’industrie». Grand bien lui fasse. Et si Welcome et Homo Sapiens durent eux moins de deux heures, la salle de cinéma peut-elle les abriter pour autant ? Car ces deux films imposent aussi des défilements a priori déraisonnables, le flot de paroles de l’un, le flot de paysages de l’autre s’arrêtent après 60 et 90 minutes, mais tout cela reste arbitraire. On y voit un effort, une concession à l’attention du spectateur, ou peut-être du programmateur, ou des exploitants potentiels. Zhu Rikun avait 3 heures de rush enregistrés dans cette petite salle, il les a réduit au tiers de façon imperceptible, et l’impasse dans laquelle se trouve les quatre personnages s’impose si rapidement que l’on imagine bien que leur affrontement ubuesque aurait pu durer 3 jours. Les plans d’espaces abandonnés par l’homo sapiens que filment Nikolaus Geyrhalter sont orchestrés avec logique, mais personne ne s’offusquerait que le dernier et le premier se rejoignent dans un fondu enchaîné, et que le film recommence, telle une boucle sans fin. Mais même sans avoir à rejoindre de telles extrémités, qui précisément n’existeraient pas, Welcome et Homo Sapiens sont en marge.
Pour accepter ces deux œuvres, la salle ne devrait pas se limiter à louer sa capacité à rassembler. Quand des cinéphiles de tous bords rejettent en bloc The Screening Room, le projet de SVOD de luxe de Sean Parker, ils arguent toujours dans le même sens : ils comparent la salle de cinéma à un «temple» et exhument leurs souvenirs façon Cinema Paradiso. Seulement, il ne faut pas se contenter de glorifier la salle de cinéma aujourd’hui, il faut aussi dénigrer nos salons et nos chambres.
Quel spectateur pourrait affirmer regarder sans discontinuer les 60 minutes d’écran noir de Welcome dans son salon ? Aucun, et peut-être pas un de plus face aux 90 de plans fixes de Homo Sapiens, dont les seules actions visibles à l’écran sont au nombre de trois : une feuille volante, un rideau qui bouge et un oiseau qui vole (l’oiseau, enfin une autre forme de vie, qui prend ici des allures de découverte extra-terrestre). C’est au cinéma, entouré ou esseulé, que l’on peut se donner sans réserve à ces deux films, et se laisser séduire. On l’est finalement par Welcome quand prend la rengaine, quand on commence à ressentir l’étourdissement qu’a dû éprouver Zhu Rikun ; on l’est par Homo Sapiens, qui stimule notre désir inavouable d’expérimenter la fin du monde avec plus d’intensité que bien des blockbusters post-Apocalyptique.
(Pour prolonger l’expérience limite, il faut aussi voir Havarie, présenté à Berlin cette année : un plan unique sur un canot en pleine mer, avec une quinzaine de réfugiés à son bord, 3 petites minutes étirées pour en durer 90, et des commentaires plus ou moins directement liées à l’action pour tout accompagnement sonore).
WELCOME (Huan Ying, Chine, 2016), un film de et avec Zhu Rikun. Durée : 63 minutes. Sortie en France non déterminée.
HOMO SAPIENS (Autriche, 2016), un film de Nikolaus Geyrhalter. Durée : 94 minutes. Sortie en France non déterminée.
HAVARIE (Allemagne, 2016), un film de Philip Scheffner. Durée : 93 minutes. Sortie en France non déterminée.