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Le Festival d’Arras s’est tenu du 6 au 15 novembre et terminé dans les pires circonstances imaginables. Au lendemain du 13 novembre, soir des attentats qui ont frappé la capitale, la directrice du festival Nadia Paschetto s’est pourtant avancée devant le public et, lisant ses fiches, un peu hagarde – comme nous l’étions tous alors – a entrepris de présenter le film qui devait être projeté en ce samedi matin, Thirst, de la réalisatrice bulgare Svetla Tsotsorkova. Les autorités venaient d’accorder au festival la permission de se poursuivre et de s’achever en dépit des circonstances. Cela n’avait rien d’évident. Nous savions qu’il fallait continuer, nous nous souvenions vaguement que la culture est le seul rempart contre l’obscurantisme, mais étions tous très affaiblis. La projection de Thirst avait lieu à 11h30. L’alarme du plan ORSEC a retenti 12 fois à midi, audible de l’intérieur du cinéma. Sur la place du beffroi, à une centaine de mètres, les gens s’étaient rassemblés ; au cinéma le Cinemovida, où les neuf films de la compétition étaient projetés lors des trois jours qui devaient clore le festival, la salle était remplie de gens qui s’étaient dit : « il faut continuer comme prévu ».
Le film, pas évident à suivre, n’en aura pas moins remporté l’Atlas d’argent, soit l’équivalent du Prix de la mise en scène. Difficile de dire si la récompense vient symboliquement saluer le film qui nous aura accompagnés au moment où la catatonie était la plus forte ; d’ailleurs le film était projeté deux fois. Difficile d’en parler. Ce matin-là, tout en persistant à continuer de vivre, le cinéma paraissait atrocement dérisoire, ainsi que cette histoire d’adolescence émoustillée, dans laquelle la montée de tension sexuelle entre deux jeunes se voyait métaphorisée par de nombreuses courses à pied (sueur et ahanements érotiques) sous le soleil ; et s’achevait sur une maison en flamme (chaleur érotique) entourée de draps mis à sécher dehors et en flammes eux aussi (literie érotique), incendie devant lequel s’écharpait les deux ados libidineux – pugilat érotique, et seul plan franchement marquant du film, tant la métaphore sexuelle brûlait la pellicule.
Nombreux étaient les films de la compétition à raconter, à l’instar de Thirst, le rapprochement d’un homme et d’une femme ; alors même que le festival est loin de se spécialiser dans les films d’amour, puisqu’il était plutôt question de cinémas d’Europe du Nord et de l’Est – identité arrageoise oblige, quoiqu’à Arras on ne soit pas encore dans le Ch’Nord, mais dans le Pas-de-Calais. Ce qui nous amène naturellement à parler de l’autre film vu le samedi 14, à l’heure où nous n’étions plus franchement à même de regarder les pendules en face des trous, pour ainsi dire : The Virgin Mountain, de Dagur Kari (Island, Danemark), a remporté l’Atlas d’Or – équivalent du Grand Prix du Jury – ET une mention spéciale pour le comédien, Gunnar Jonsson. The Virgin Mountain raconte (comme son titre l’indique de façon un peu maladroite) l’histoire d’un jeune homme aussi obèse que vierge – c’est-à-dire très. Le synopsis ne fait pas rêver : et pourtant. Gunnar Jonsson aura sans doute reçu le prix pour la façon dont son corps pour le moins exceptionnel se met au service du film – en plus de son interprétation sans faille.
Il y a quelque chose de fondamentalement scolaire dans ce récit attaché aux mésaventures et aux malheurs d’un trentenaire un peu trop gros fasciné par les maquettes de la Seconde Guerre Mondiale, molesté par ses collègues malfaisants, faisant ami-ami de bon cœur avec une fillette avant de se faire accuser de pédophilie, et se décidant enfin à délaisser sa mère pour aller explorer d’autres facettes moins congénitales de la féminité (bisou sur la bouche à la clé). Sauf que oui, l’acteur est effectivement très touchant, et l’on quitte la salle avec la mémoire de ces gros plans sur ses yeux (particulièrement beaux) fixés sur ses maquettes qu’il repeint délicatement de ses doigts a priori gourds après des séances – un peu répétitives, certes – d’humiliation publique. Un prix mérité, en somme.
Mais avant les attentats ? La nouvelle est tombée pendant la première mondiale (le film était projeté en France une semaine avant sa première polonaise) de The Red Spider, de Marcin Koszalka, réalisateur polonais qui concluait une journée de festival dont les trois séances nous auront permis de voyager dans le temps. Nous étions alors en Pologne, à Cracovie, dans les années 60, et le réalisateur s’entichait du style giallo qui esthétise les milieux glauques à grand renfort de filtres pour exacerber les couleurs et de cadrages déformant géométriquement le réel (caméra devant un homme sur un plongeoir, devant un homme dans un manège, dans une fosse avec un motard en train de rouler sur les murs, etc). Film d’ambiance par excellence, The Red Spider s’aventurait, une fois n’est pas coutume, sur les terres de l’homo-érotisme en même temps que du film de genre avec cette histoire de jeune nageur s’entichant du vétérinaire meurtrier massacreur des petits enfants. Certaines scènes semblent un peu vaines – ainsi de celle où le jeune homme jette des pierres dans l’eau, métaphore de la métaphore du plongeur, qui consiste à montrer quelqu’un se jeter à l’eau ; ou de la scène où le jeune homme passe la soirée avec une femme totalement lambda dont la vertu première est de se déshabiller docilement à peine arrivée dans l’appartement du héros et de s’allonger, seins nus fesses nues, sur le lit, en attendant que le garçon daigne se déshabiller à son tour et la rejoindre – chose dont le réalisateur se désintéresse totalement, mettant un terme à la séquence une fois la fille toute nue. Peu importe : The Red Spider, dont la fin était potentiellement très meilleure, n’en aura pas moins remporté le Prix de la Critique.
Le Prix du Public, quant à lui, sera revenu à The Fencer, de Klaus Härö, film finlando-estonien faisant le récit d’un professeur d’escrime dans une petite ville d’Estonie, Haapsalu, en 1952. Pour aller vite, on peut dire qu’il s’agit là de la version estonienne du Cercle des Poètes disparus, à ceci près que les poètes sont de jeunes enfants escrimeurs et qu’ils sont moins disparus que persécutés par le régime soviétique, opposé à la liberté dont font preuve les enfants – garçons et surtout filles – lors de l’exercice d’un sport considéré comme marginal et même « inapproprié pour le prolétariat ». Le professeur, lui, fait partie de ces jeunes hommes enrôlés par l’armée nazie malgré eux pendant la guerre, et recherchés en tant que collaborateurs par le régime soviétique. Enseigner l’escrime aux écoliers de Haapsalu est ainsi une manière pour lui de laisser remonter sa personnalité réelle, son véritable amour de l’escrime en dépit de sa double-personnalité de prof de sport planqué. Plus largement, le film montre comment un homme se retrouve à enseigner à des élèves auxquels il s’intéresse peu quelque chose qui lui importe beaucoup : plutôt antipathique à leur égard au premier abord, il se laisse gagner et vire gentil – The Fencer s’inscrit par là dans la lignée des Sexy Dance et des Little Miss Sunshine où des outsiders rejoignant une compétition nationale finissent vainqueurs, ralentis et gros-plans dramatiques à la clé (le réalisateur avait peut-être même Gladiator dans la tête en filmant ses personnages entrer dans l’arène en travelling circulaire…). La dimension politique relève néanmoins cette version estonienne de David contre Goliath, que ce soit du côté de la symbolique (jolis passages d’avions de chasse dans le ciel rappelant la menace qui plane sur le protagoniste), ou de la représentation des femmes (c’est une petite fille qui sauve la mise, applaudie par une équipe féminine ayant prêté le matériel ; alors même que l’histoire semblait depuis longtemps portée par des personnages masculins, professeur, jeune élève, de façon assez monotone).
Reste un film (nous en aurons regardé cinq sur neuf), vu dans l’après-midi du vendredi 13, nullement récompensé et cependant, à nos yeux, un peu au-dessus des autres films qu’il nous aura été donné de visionner : Memories of the Wind, du turc Ozcan Alper. Si on était en train d’écrire un tweet, on le résumerait de façon assez juste en écrivant que c’est l’Histoire du Walden de Thoreau multipliée par deux génocides. Ozcan Alper s’attache en effet à un Arménien, Aram, rescapé du génocide de 1915, qui, de nouveau persécuté par le régime turc allié aux nazis en 1943, se retrouve contraint de partir vivre dans une cabane au milieu de la forêt. Si la Turquie a beaucoup évolué vis-à-vis du génocide arménien ces dix dernières années, Ozcan Alper souligne qu’un véritable retour en arrière s’effectue depuis deux ou trois ans ; son film devrait sortir quand même, mais la façon dont il aligne le génocide des années 40, perpétré par le régime nazi contre tous les non-musulmans (Juifs, Communistes, Arméniens) et le génocide arménien des années 10, garde quelque chose de subversif en son pays. Le rythme et l’atmosphère tarkovskiens de l’ensemble jouent en sa faveur, ajoutant à la critique un charme visuel impossible à négliger : l’importance de la brume et des espaces mentaux est sublimée par le travail du chef-opérateur d’Angelopoulos, Andreas Sinanos, et les deux heures et demi du film passent toutes seules, en particulier lors des longues séquences de divagation intérieure où le héros plonge dans son intériorité, toute d’enfances persécutées et d’ébranlements de wagons à bestiaux.
La cabane où se réfugie le héros, d’ailleurs, n’est autre qu’une reconstitution du wagon où se jouent les événements traumatiques qu’il s’agit de laisser resurgir, à un peu à la manière du Marnie d’Alfred Hitchcock, dans lequel l’intrigue de surface n’est là que pour permettre à un cheminement intérieur de s’effectuer. Les images mentales occupent une place prépondérante dans le film, qui s’adonne par moments à des trouvailles techniques assez jolies, comme ces nombreux moments où Aram, le réfugié, se retrouve confronté à des souvenirs en contre-champ apparaissant comme s’ils se trouvaient dans la même pièce que lui. Dessinateur, il passe son temps à tenter de faire apparaître, au fusain, les images obsédantes que le spectateur, lui, peut observer en numérique à l’occasion des nombreux flash-backs. C’est que, comme Ozcan Alper le rappelle, le génocide arménien manque cruellement d’images. Ceux qui l’ont perpétré n’avaient ni l’intention ni les moyens d’en prendre des photos. Ce vide visuel, qui est aussi vide mémoriel, est précisément ce à quoi s’attaque Memories of the Wind – un titre avant tout porté sur l’immatérialité du souvenir dans ce cas précis. Aram s’attache ainsi, tout le film durant, à restituer par le dessin les images qui le hantent : tant que ces dessins ne sont pas aussi présents à ses yeux que les flashes-backs en numérique aux yeux des spectateurs, la plaie reste ouverte. Et le présent reste cette période terriblement vide, sans images – rongé par la brume.
Rongés par la brume : il va sans dire que c’est à peu près l’état qui était le nôtre en quittant le festival en catastrophe, samedi 14 novembre dans la journée. Toutes nos félicitations à l’équipe, pour leur travail de longue haleine et leur présentation d’un cinéma rare et précieux, mais surtout pour la force qui aura été la leur de tenir le coup et d’avancer jusqu’à la clôture, le dimanche 15 novembre au soir.
La 16ème édition du Arras Film Festival s’est déroulée du 6 au 15 novembre 2015.