Le Cortège des Printemps du festival des 3 Continents : trouver la bonne distance

Au sein du programme foisonnant (comme toujours) de la 36è édition du Festival des 3 Continents de Nantes se trouvait un cycle « Cortège des Printemps ». Première idée juste, presque évidente, redoublée par une autre bonne intuition : ne pas se limiter au tragique présent syrien (Eau argentée, Our terrible country) mais élargir son champ géographiquement (Beats of the Antonov, au Soudan) et temporellement – le superbe Loubia hamra, qui retourne dans le passé jusqu’à la guerre d’indépendance de l’Algérie, et la ramène à un présent alerte. Au fil de ces quatre films, la question du point de vue et du recul sur les événements s’impose comme centrale.

Eau argentée (que nous avons chroniqué ici) comme Our terrible country se heurtent au même mur, certainement inévitable dans le contexte des deux films. Comment faire du cinéma un moyen de résistance, de témoignage, et même comment faire du cinéma tout court, en de telles circonstances ? Les réalisateurs de ces œuvres, qu’ils soient piégés à l’extérieur (Oussama Mohammad pour Eau argentée) ou à l’intérieur du pays (Mohammad Ali Atassi et Ziad Homsi pour Our terrible country), sont confrontés à ce problème finalement trop grand pour eux. Ils ne peuvent transmettre que des fragments de cinéma, de même qu’ils n’ont plus que des miettes de vie – la chose est dite explicitement dans Our terrible country : « nous ne contrôlons plus rien de notre destin, de nos déplacements » – et ne font que des bribes de guerre, au jour le jour, selon les maigres moyens de l’instant. Si la volonté et l’engagement de ces cinéastes combattants ou exilés sont à toute épreuve, il n’en va pas de même pour ce qu’ils parviennent à porter à l’écran. L’adversité et la douleur prélèvent un trop lourd tribut, repoussant une grande partie de la substance des films hors champ. Les béances se substituent à la continuité, la seule sidération à la compréhension, l’indignation à toute autre émotion. On apprend plus, et on ressent plus, à propos de la révolution syrienne à la lecture d’une double page de reportage dans un journal, que devant les formes extrêmement affaiblies de cinéma auxquelles sont confinés Eau argentée (la mise bout à bout, ad nauseam, de vidéos YouTube) et Our terrible country (le journal de bord subjectif morcelé). Le journalisme résiste à la guerre civile, le cinéma beaucoup moins. Il manque une distance, un recul impossible à prendre dans ces conditions horribles.

Cette distance est trouvée dans Beats of the Antonov et Loubia hamra, car les conflits dont il y est question sont vieux de plus d’un demi-siècle. Les indépendances du Soudan et de l’Algérie remontent aux années 1950 mais leur empreinte est toujours nette, dans les mémoires (pour Loubia hamra) et aussi dans les vies quotidiennes. Beats of the Antonov de Hajooj Kuka agit comme un flash-forward vis-à-vis des films venant de Syrie, en montrant que le cauchemar actuellement subi là-bas est devenu le cadre de vie permanent des habitants du Sud-Soudan. Acharnement barbare du gouvernement central, villages bombardés aveuglément chaque jour par l’Antonov du titre, installation à demeure dans les camps de réfugiés de l’ONU, survie uniquement grâce à l’aide alimentaire venant de l’extérieur du pays constituent le quotidien des soudanais, depuis si longtemps (depuis toujours pour les jeunes) qu’ils parviennent à s’en détacher. C’est une toile de fond pour eux, et le réalisateur accompagne le déplacement de leur regard vers d’autres considérations : la refondation tant bien que mal d’une communauté organisée, l’expression d’une identité affirmée qui permet une contestation politique argumentée, et surtout la perpétuation d’une culture musicale abondante, un mode de vie en même temps qu’une raison de vivre.

Dans Loubia hamra la distance entre les faits et leur représentation à l’écran est immense, et pourtant l’essence de ce qui est en jeu nous atteint profondément

Loubia hamra vient d’un pays plus apaisé, en surface tout du moins. L’Algérie a de nombreuses cicatrices encore ouvertes et douloureuses, mais qui ne bouchent plus l’horizon au point d’empêcher à l’abstraction, à l’imaginaire de se manifester et de croître. La réalisatrice Narimane Mari traite la lutte pour l’indépendance de son pays en passant par les chemins de traverse de la fiction, plutôt que par la voie balisée du documentaire. Son Loubia hamra est un conte chimérique d’une grande pureté, qui a coupé tous les ponts avec la trivialité de la réalité factuelle, tangible. Mari fait rejouer la guerre d’Algérie par une troupe d’enfants, et « jouer » est bien le seul terme qui s’impose car tout dans le film est mis à l’échelle de ces enfants, pensé en harmonie avec leur penchant naturel pour la fantaisie ludique, féconde, affranchie des règles. La distance entre les faits et leur représentation à l’écran est immense, et pourtant l’essence de ce qui est en jeu, le combat contre l’oppression et pour la liberté, l’affirmation de soi, l’exigence d’humanité, nous atteint profondément. Il suffit d’une poignée de décors hautement évocateurs (une plage, une grotte), de costumes et de masques métamorphosant les opprimés en super-héros et les oppresseurs en monstres, d’éclairages irréels donnant aux ombres la même importance qu’aux personnes, d’une écriture et d’une mise en scène ne prenant jamais de haut les interprètes. Aussi primordiale que dans Beats of the Antonov, la musique apporte la touche finale au tableau engagé et envoûtant de Loubia hamra. Signée du duo Zombie zombie, elle consacre une collaboration inattendue et fructueuse : ses sonorités électro réchappées des films d’angoisse des années 1970 ouvrent une nouvelle porte dans laquelle le film peut s’engouffrer, et ainsi s’approcher encore un peu plus du cœur battant et universel de la révolution.

La 36ème édition du Festival des 3 Continents s’est déroulée du 25 novembre au 2 décembre 2014.

EAU ARGENTÉE, SYRIE AUTOPORTRAIT (Syrie, 2014), un film de Oussama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan. Durée : 103 minutes. Sortie en France le 17 décembre 2014. 

OUR TERRIBLE COUNTRY (Syrie, 2014), un film de Mohammad Ali Atassi et Ziad Homsi. Durée : 85 minutes. Sortie en France indéterminée. 

BEATS OF THE ANTONOV (Soudan, 2014), un film de Hajooj Kuka. Durée : 65 minutes. Sortie en France indéterminée. 

LOUBIA HAMRA (Algérie, 2013), un film de Narimane Mari. Durée : 77 minutes. Sortie en France indéterminée. 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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