Shinya Tsukamoto fait CANNIBAL HOLOCAUST au temps de la guerre et de l’individualisme
Alors que son armée est en déroute dans la jungle des Philippines, un soldat japonais tente de survivre à la famine et surtout à ses congénères : Shinya Tsukamoto transforme en film d’exploitation proche de Cannibal Holocaust un roman déjà porté brillamment à l’écran par Kon Ichikawa en 1959, Feux dans la plaine.
Qui a une vague idée de ce dont est capable le chantre du ciné punk japonais Shinya Tsukamoto imagine sans mal ce qu’il peut faire avec une histoire de survie, de Seconde Guerre Mondiale, de corps en putréfaction et de cannibalisme. Déjà passé par là, Kon Ichikawa suggérait, profitant de son noir et blanc contrasté pour tempérer les zones les plus sanglantes de l’image. Tsukamoto, lui, fait tout péter : les crânes, les membres (beau moment quand deux mutilés se disputent le même bras), la chair, les couleurs, etc. La différence principale entre les deux films tient d’abord à ce changement de ton. Vu d’aujourd’hui, Feux dans la plaine 1959 s’impose comme un prélude possible à La ligne rouge. Feux dans la plaine 2014 fait davantage suite à Cannibal Holocaust, au moins thématiquement (on vous promet de la jungle et du cannibalisme, on va vous en montrer). Parce que stylistiquement, Tsukamoto en reste loin. Loin du principe du documenteur, loin de la pellicule même, puisqu’il a opté pour ce numérique un peu cheap qu’affectionnent les séries HD de la télé japonaise.
Ça ne flatte pas l’œil au début, mais à mesure que la palette de couleurs se déploie et s’enrichit, passant du brun et vert principalement, au rouge et noir, ce choix s’avère payant (voire éblouissant de nuit, notamment lorsqu’un bataillon tente la traversée d’une plaine, que des projecteurs géants les braquent et que les rafales pleuvent). Il en résulte une proximité accrue avec le protagoniste, que l’on ne soupçonnait pas au départ, comme si de petit théâtre de l’absurde, la guerre se muait en enfer concret, fait de tourbes, de hautes herbes et de viande.
C’est ce que l’on ressent davantage entre les deux versions de 1959 et 2014 : cette peur et cette hostilité du japonais envers ses congénères, au point que même une salutation sonne comme une déclaration de guerre
Tsukamato a assis sa réputation avec Tetsuo et son travail autour de la fusion entre homme et machine. Il y a encore de ça dans son Feux dans la plaine, avec un soldat à la jambe cassée sanglée dans une sorte de petit tonneau de bois, qui le fait ressembler à un Robocop du pauvre, et tous les trouffions en général, inséparables de leurs fusils et surtout de leur grenade. Chaque japonais en a une, prêt à la faire exploser en cas de situation désespérée, et Tsukamato réussit à faire de ces petits bombes, des prétextes au rire, un rire noir et fou certes, mais nous en sommes en enfer alors rien d’étonnant à cela.
Le moment le plus méchamment drôle arrive quand un minuscule bataillon de rescapés passe à proximité d’un soldat allongé au pied d’un arbre et que chacun recommande à son voisin d’ignorer l’homme, afin de ne pas risquer de l’énerver et qu’il se fasse exploser avec eux. Tous croient y arriver, quand la bombe à retardement lâche un aimable bonjour, faisant se figer la troupe, qui ne sait quoi faire. C’est ce que l’on ressent davantage entre les deux versions de 1959 et 2014 : cette peur et cette hostilité du japonais envers ses congénères, au point que même une salutation sonne comme une déclaration de guerre. Pacifiste, Ichikawa constatait l’horreur des combats en nous faisant comprendre qu’y survivre pouvait être pire qu’y périr. Antisocial, Tsukamato montre ses compatriotes comme les seuls et uniques ennemis du film. Ce n’est pas qu’une question de survie, c’est une provocation à l’égard de l’esprit de corps censé régir la société nippone. L’individualisme qui prévaut ici n’est pas seulement tragique parce qu’il résulte d’une nécessité exceptionnelle (manger avant d’être mangé), mais parce qu’il dénonce la communauté japonaise la plus disciplinée comme une somme d’êtres belliqueux dont la solidarité n’est que de façade. Tsukamoto ne s’est donc pas calmé et en remuant le passé, il a rarement si bien parlé du présent.
FEUX DANS LA PLAINE (Nobi, Japon, 2014), un film de Shinya Tsukamoto, avec Riri Furanki, Tatsuya Nakamura, Yuko Nakamura, Shinya Tsukamoto. Durée : 87 minutes. Sortie en France indéterminée.