Al Pacino, monument monumentalement monumental

Le roi des acteurs – ou pas loin – n’a pas fait le voyage sur le Lido pour rien. Deux films, l’un en compétition sous la direction de David Gordon Green, Manglehorn, l’autre hors-compétition, The Humbling, d’après Philip Roth, réalisé par Barry Levinson. Point commun : Pacino y joue à chaque fois lui-même ou presque, mais sur ce mode théâtral envers lequel il a tant témoigné son affection ces dernières années. Et comme ses metteurs en scène vont dans son sens, le voilà devenu roi décati du one man show.

Dans Manglehorn, le personnage joué par Al Pacino et qui donne son titre au film est un vieux serrurier acariâtre, obsédé par une femme qu’il a dû voir une fois dans sa vie, il y a une éternité, et qui vit seul avec son chat. Dans The Humbling, Al Pacino est Simon Axler, acteur shakespearien vieillissant, suicidaire et reclus dans sa grande maison dont il n’a jamais occupé que le rez-de-chaussée. Dans les deux cas son personnage n’est jamais seul bien longtemps, il y a toujours une femme plus jeune prête à prendre soin de lui (Holly Hunter, Greta Gerwig), mais l’acteur, lui, est bien seul en scène. Rien n’existe autour. Pacino, le film. Deux fois. C’est peut-être sa volonté (crise d’ego), probablement celle des réalisateurs (crise d’admiration), plus sûrement la concordance des deux, justifiée en plus par le scénario : sur le papier, on devine que le rôle destiné à Pacino est toujours une partition de soliste, alors autant qu’il se donne pleinement et que le chef d’orchestre le mette en valeur.

Filons la métaphore musicale : ce soliste fait un boucan de symphonie. Si David Gordon Green et Barry Levinson avaient pu, ils auraient sûrement distribué tous les rôles à Pacino et fait de leurs films les équivalents de cette séquence cauchemardesque de Dans la peau de John Malkovich, où Malkovich entre dans sa propre tête et découvre que tout le monde a son apparence. A la place, Green et Levinson démultiplient le visage de l’acteur, par des surimpressions grossières dans Manglehorn (Pacino en gros plan se superpose à Pacino en pied, avec sa voix en off), par un dédoublement via un jeu de miroirs dans The Humbling. Dès l’ouverture de ce dernier, on découvre Axler/Pacino répétant une dernière fois son texte dans sa loge, avant son entrée en scène, dialoguant avec son reflet grâce à la mise en scène (panotage entre l’homme et son image en fonction des questions et des réponses, comme s’ils étaient deux entités différentes). Car Pacino n’est pas seul à faire du Pacino, il a des complices derrière la caméra, des réalisateurs en émerveillement total devant leur idole, qui font tout pour le faire parler, transformant chacun de ses interminables monologues en conversation avec lui-même, et chaque échange avec autrui, en monologue.

De ce point de vue, Levinson fait très fort. Son héros suit une thérapie, mais à distance. Son psychiatre n’existe que sur un écran qui rapetisse au fil du film (ordinateur, puis smartphone, puis smartphone caché dans la main), donnant l’impression que Pacino parle seul – c’est encore pire quand il nous montre à un moment qu’un personnage que nous avions cru là était en fait le fruit de l’imagination d’Axler. Pacino par Pacino de Pacino pour Pacino. Il est cabot, il l’a souvent été et ça ne gâte en rien son jeu (ses moments en roue libre dans Heat n’empêchent pas de croire en son personnage, et trouent opportunément le sérieux de Mann et De Niro). Il n’est toutefois pas question de cabotinage ici, mais de théâtre.

Même si « The Humbling » est bien meilleur que « Manglehorn », ce sont tous deux des films d’adorateurs, qui enregistrent les prestations de Pacino comme les parents béats de « L’école des fans » caméscopaient leurs bambins aux côtés de Jacques Martin

Écrit, réalisé et interprété par Pacino, Looking For Richard était sa déclaration d’amour à Shakespeare et à la scène. C’était en 1996. Puis il y eut Wilde Salomé, docu-fiction créé à partir de l’œuvre d’Oscar Wilde, présenté à Venise en 2011, et Salomé, adaptation du texte, en 2013 (avec Jessica Chastain dans les deux films). Pacino paraît vouloir redevenir un acteur de théâtre (c’est sur les planches qu’il a débuté sa carrière de comédien), aussi bien pour se faire plaisir que pour effectuer un opportun changement de braquet. Moins de physique – âge oblige – mais plus de voix. Du statisme et de la déclamation. Et il est bon, comme il l’a toujours été quand il tournait comme un lion en cage dans Heat, Révélations ou L’enfer du dimanche, ses derniers très grands rôles. S’il le sait, tant mieux, mais ce sont surtout ceux qui le filment qui le savent, et c’est là qu’est le problème. Même si The Humbling est bien meilleur que Manglehorn (allant même jusqu’à lorgner du côté de Black Swan), et mieux dialogué en plus, ce sont des films d’adorateurs, qui enregistrent les prestations de Pacino comme les parents béats de L’école des fans caméscopaient leurs bambins aux côtés de Jacques Martin. Évidemment, la performance est réelle, mais elle n’atteint pas forcément le spectateur. Elle va jusqu’au moniteur sur lequel se pose l’œil du réalisateur, visionnant ses rushes, et pas au-delà. C’est pour lui seul que joue Pacino, parce que ceux qui entourent l’acteur l’aiment trop pour lui dire qu’il a encore des partenaires sur le plateau et un public dans la salle.

MANGLEHORN (Etats-Unis, 2014), un film de David Gordon Green, avec Al Pacino, Holly Hunter, Harmony Korine, Chris Messina. Durée : 97 minutes. Sortie en France le 3 juin 2015.

THE HUMBLING (Etats-Unis, 2014), un film de Barry Levinson, avec Al Pacino, Greta Gerwig, Kyra Sedgwick. Durée : 112 minutes. Sortie en France le 8 avril 2015.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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