BOYHOOD, l’épreuve du temps
Avec plus d’une décennie entre son premier et son dernier jour de tournage, Boyhood envoie se rhabiller toute concurrence pour le titre de film ayant mis le plus de temps à se faire. Pourtant aucun conflit, galère ou rupture n’est à déplorer comme cause à ce marathon, parfaitement volontaire. Boyhood est l’aboutissement admirable d’un plan établi à l’avance – suivre année après année, de ses six ans à ses dix-huit, l’évolution d’un garçon – et déroulé sans accroc.
Avec un tel projet, le réalisateur Richard Linklater paraît tourner le dos à la tentation de l’immédiateté qui habite le cinéma, et à laquelle lui-même a succombé par ailleurs avec sa trilogie en quasi-temps réel (chaque épisode se déroulant sur moins d’une journée) des Before… dont l’ultime volet, Before midnight, a été tourné entre deux chapitres de Boyhood. Le principe de ce dernier le rapproche d’arts plus anciens, plus statiques aussi : la photographie (enregistrer un même sujet à intervalles de temps réguliers) ou la peinture (travailler sa toile touche par touche, au gré des saisons ou de l’inspiration). La distance ainsi prise avec le piège du moment présent est d’autant plus saillante, et touchante, que Linklater a fait ce choix à une période où la prise de pouvoir de l’instant présent, du temps réel, s’est brutalement accélérée. Et semble être devenue absolue, faisant du cinéma l’otage d’un flux d’informations et d’images permanent et incommensurable. Comme nous tous, Linklater ne saisissait que vaguement ce bouleversement lorsqu’il a initié l’aventure Boyhood en 2002 (la série-détonateur 24 venait tout juste de débuter) ; mais l’œuvre qui en est née va à contre-courant, grâce entre autres choses à cette intuition de l’incontrôlable emballement à venir.
Boyhood est un tamis, où tout ce qui constitue le présent se déverse et se voit trié selon deux catégories : ce qui passe, car remplacé et oublié, et ce qui subsiste, peu importe les années et les changements
Le présent, Boyhood ne le rejette pas – ce serait idiot, puisque c’est la seule chose que l’on a, dont on fait l’expérience concrètement. Il le met en perspective, le soumet à l’épreuve du temps. Pour cette raison ce film sur l’âge ingrat est lui-même ingrat, sciemment. Boyhood ne tourne jamais à la démonstration de force, au contraire Linklater s’applique à n’afficher aucune trace du tour de force qu’il est en train de réaliser. Les marqueurs temporels sont discrets, naturellement intégrés à la vie des personnages. Les ellipses d’une année sur l’autre (toutes superbes) sont pensées pour créer une continuité, et non pour marquer des ruptures – il arrive que l’on ne se rende pas tout de suite compte qu’il s’est écoulé un an plutôt qu’un jour. Dans le même esprit, le scénario n’enferme pas ses protagonistes dans le cadre clos d’un récit écrit à l’avance. Au premier degré, Boyhood ne raconte rien. Pas de thèse que l’aventure de Mason (Ellar Coltrane) et sa famille vient illustrer, pas de destinée qu’il s’agit pour lui d’accomplir. Tel un symbole du principe à l’œuvre dans tout le film, lorsqu’un soldat de retour d’Irak y apparaît, c’est un chanceux dont le régiment n’a connu aucune perte sur place ; qui n’a donc rien de tragiquement spectaculaire à mettre en exergue pour garnir le récit de son expérience.
Linklater se permet certes d’intégrer des petits plaisirs de feuilletons (un changement à 180° d’attitude d’un personnage, une révélation surprenante sur le passé d’un autre) mais cela reste anecdotique, dans la marge de son film en forme de carnet de bord dans lequel il consigne le présent sans préjuger du futur, ni relire les entrées passées. Il ne fait pas la confusion entre son postulat de départ et le point d’arrivée de son travail. Son film est un tamis, où tout ce qui constitue le présent se déverse et se voit trié selon deux catégories : ce qui passe, car remplacé et oublié, et ce qui subsiste, peu importe les années et les changements. L’épreuve du temps s’applique à tous les domaines. Les idoles de la pop culture se succèdent (Harry Potter remplacé par Twilight, Britney Spears par High school musical), mais les Beatles demeurent. Les élections et l’effervescence de leurs campagnes passent, mais c’est la pratique de la politique par chacun au quotidien qui influe sur leur vie et celle de leur entourage. À l’instar des présidents, à mesure que le film avance toutes les figures d’autorité paternelle s’effacent à tour de rôle (après s’être montrées inefficaces), mais la mère, constante et exceptionnelle, reste. Vers la fin une scène de séparation naturelle, où l’émotion nous envahit par surprise, révèle que Boyhood est tout autant à propos d’elle que de son fils.
Linklater compose un vivre ensemble assurément utopique – c’est après tout le privilège du cinéma que de pouvoir agir de la sorte – au sein duquel son héros construit son identité propre, touche par touche, année après année
Toute histoire d’enfants qui grandissent et s’émancipent est aussi l’histoire de la mère qui les voit grandir, et doit accepter l’éloignement qui a lieu tôt ou tard – la série Weeds, contemporaine du tournage de Boyhood, en avait fait son sujet à mesure que ses acteurs-enfants grandissaient d’une saison à l’autre. L’intensité de l’incarnation de Patricia Arquette est pour beaucoup dans la place particulière occupée par la mère, en plus de la tendresse du regard porté sur ce personnage par Linklater. Une tendresse qui vaut pour tout le monde, sans exception. Linklater filme « son » Texas, et ceux qui y vivent, avec la même douceur que David Gordon Green dans Prince of Texas. Mais à plus grande échelle, celle de l’État tout entier, les bifurcations des existences de ses héros au fil de la décennie servant de prétexte à des changements réguliers d’adresse et d’atmosphère. Toutes les manières d’être texan sont reconnues et appréciées, tous les milieux observés ou expérimentés : conservateurs et progressistes, citadins et ruraux, esprits universitaires et petites mains du privé. Seuls ceux qui cherchent à contraindre ou violenter leurs semblables sont maltraités en retour par le film, qui profite de son dispositif pour les abandonner sèchement, sans un regard de plus.
Avec tous les autres, Linklater compose un vivre ensemble assurément utopique – c’est après tout le privilège du cinéma que de pouvoir agir de la sorte – au sein duquel son héros Mason construit son identité propre, touche par touche, année après année. Comme ceux qui l’entourent devant la caméra, Linklater n’exerce aucun contrôle sur lui ; il écrivait ses séquences en fonction du « nouveau » Ellar qu’il retrouvait chaque année, différent de celui qu’il avait quitté la fois précédente. Ce fil conducteur de leur relation, où les rôles d’auteur et interprète sont interchangeables (Linklater auteur du scénario et Coltrane son interprète à l’écran, mais au préalable Coltrane auteur de sa propre croissance et Linklater son interprète dans les pages du scénario), guide le cinéaste jusqu’au bout. Boyhood s’achève en laissant grand ouvert tout le champ des possibles pour son héros, et en l’affirmant en musique. Deep blue, la chanson d’Arcade Fire qui accompagne le générique, s’ouvre sur ces vers qui font de cette fin un nouveau début : « Here, in my place and time / And here in my own skin / I can finally begin ».
BOYHODD (États-Unis, 2014), un film de Richard Linklater, avec Ellar Coltrane, Patricia Arquette, Ethan Hawke, Lorelei Linklater. Durée : 166 min. Sortie en France le 23 juillet 2014.