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Quand il a débarqué en Compétition à Cannes en 2010 avec My joy, on nous a dit que l’ukrainien Sergeï Loznitsa ne sortait pas de nulle part mais venait du documentaire. Maïdan est l’occasion de découvrir son travail dans ce domaine. Plus important, c’est une opportunité précieuse et puissante de se retrouver au cœur de la révolution ukrainienne – et de toucher le cœur de toute révolution.
Le geste documentaire de Loznitsa, pour Maïdan en tout cas, s’inscrit dans la lignée du travail de Frederick Wiseman. Il pose sa caméra au milieu de l’événement, de la vie, et observe tout ce qui se passe autour de lui en témoin impliqué mais sans intercéder. La caméra devient le centre discret du monde. C’est par le cadre, plus que par le montage, que Loznitsa construit la valeur et l’éloquence de son témoignage personnel. Les plans fixes de Maïdan sont superbement composés, avec un usage de la profondeur de champ qui leur permet d’englober dans un même regard l’individuel et le collectif. Le devant de la scène est en permanence occupé, par des personnes qui vaquent à leurs occupations, se déplaçant ou restant immobiles (et bouchant alors parfois momentanément notre vue). On les voit distinctement, on peut les étudier, percevoir leur normalité, leur banalité – il n’y a rien d’héroïque ou d’extraordinaire dans ce qu’ils font, ce qui compte avant tout est leur présence en ce lieu.
Cela vaut aussi pour Loznitsa, sa caméra et les spectateurs de ses images : l’important est d’être là plutôt qu’ailleurs, d’affirmer ainsi son soutien, de grossir les rangs. Et en arrière-plan des images de Maïdan, on voit à quel point les rangs sont considérablement fournis. La foule humaine s’étend à perte de vue, et le mouvement continu qui l’habite donne le vertige. La juxtaposition dans un même cadre des deux niveaux d’existence, solitaire et rassemblée, permet ainsi à Loznitsa de capter l’essence de la révolution : cet effet inexplicable, et se reproduisant à chaque soulèvement, qui efface la fragilité de chacun derrière la force de tous, une fois unis par la lutte pour un idéal. La bande-son a la charge de porter la présence de cet idéal. Les discours et les chants qui animent la place restent hors champ, ils infusent par leurs mots au lieu de nous être imposés par l’image.
Se relever, s’affirmer, et la révolution suivra : le propos est le même que dans Deux jours, une nuit. La fiction des frères Dardenne ne filme que le tout premier pas, le documentaire de Loznitsa se trouve au milieu d’un mouvement ayant atteint sa masse critique (mais dont on ne verra pas le terme ; le climax, bouleversant, se fait sur les morts, pas sur le renversement du régime). On assiste à un crescendo d’images sidérantes, jusqu’à ce qu’éclate la confrontation avec l’ordre à renverser. C’est tout à l’honneur de Loznitsa de garder alors intact son dispositif de mise en scène, sans céder à l’exaltation ni à la panique. Il continue à enregistrer depuis la même position, mettant à l’écran toutes les strates des événements, qui prennent place à une échelle telle que le spectaculaire et le statique, la violence et le calme y cohabitent. Les creux et les pics. Et l’écoulement quasi imperceptible du temps, si lent qu’il en devient douloureux, insoutenable. Le jour semble ne jamais devoir se lever pour mettre un terme à ses scènes d’affrontements nocturnes. Au début de Maïdan, il fallait être là ; ensuite il faut rester là, quoi qu’il arrive.
MAÏDAN (Ukraine, 2014), un film de Sergeï Loznitsa. Durée : 130 min. Sortie en France le 23 mai 2014.