THE CANYONS de Paul Schrader

Visible en salles (ou plutôt en « salle » à New York) et en VOD depuis août 2013, The Canyons débarquait mollement sur le Lido en septembre dernier : pas de Première mondiale, pas de scandale (le film est soft), pas de choc (le film n’est pas un chef d’œuvre). Mais The Canyons n’est pas non plus le nanar décrié depuis sa sortie. Il est trop singulier pour cela.

L’arbre qui cache la forêt dans The Canyons ? Son affiche tendance : la présence au casting de Lindsay Lohan, qui fit couler l’encre numérique cet été au même titre que ses frasques hors des plateaux de tournage ; plus encore, la rumeur de scènes topless de la comédienne et bottomless de son partenaire, l’acteur James Deen transfuge du X ; enfin, le fait qu’il s’agit du premier scénario de l’écrivain Bret Easton Ellis (American Psycho). Au final, rien de tout ça n’est bien intéressant à la vision du film.

Lindsay Lohan dans THE CANYONSÉtat des lieux. Lohan ne joue pas trop mal, ce qui la place cent coudées au-dessus de tous ses camarades (qu’il s’agisse d’un Gus Van Sant hébété ou de James Deen et ses rictus inexplicables). Le film n’est par ailleurs ni sulfureux, ni palpitant. Les double-jeux d’entrée de jeu autant que l’atmosphère mortifère laissent augurer un thriller retors et tordu, mais Ellis accouche patiemment d’une souris. Une histoire de tromperies où l’on se cache derrière des numéros masqués et où l’on espionne ses ennemis en visitant leur page Facebook, ce n’est guère excitant. Et lorsque l’un des climax de l’intrigue est atteint avec la chute avortée d’une bouteille d’eau (pas de vodka) en plastique (pas en verre), le désintérêt fait place à la consternation.
Si l’écriture est critiquable, les dialogues y sont pour beaucoup. La plupart laissent de marbre, mais trois d’entre eux irritent particulièrement. Durant ces conversations improbables, un personnage décrit à chaque fois dans le détail à son interlocuteur une situation qu’il connait déjà. Celui qui écoute n’a rien à répondre, seulement à acquiescer, à hocher la tête. Les personnages ne parlent pas pour leurs semblables, mais pour le spectateur. Les scènes, de fait parfaitement absurdes, ont pourtant le mérite de donner une valeur supérieure à la séquence d’ouverture de The Canyons. La discussion entre les quatre personnages principaux du récit, qui ne seront plus jamais réunis par la suite, devient a posteriori une séquence-programme, une mise en garde. Paul Schrader choisit de ne filmer que l’interlocuteur, jamais celui qui parle, uniquement celui qui reçoit l’information. L’attention se porte sur les réactions, les yeux qui s’écarquillent, les moues incrédules, les rires gênés. L’introduction est une séquence-miroir : or, elle ne reflète aucune autre séquence, ce qu’elle renvoie au spectateur ce sont ses propres réactions face au film. Comme les quatre personnages lors de ce dîner, il sera tour à tour mal à l’aise, perplexe, inquiet. Il sourit poliment mais s’interroge en silence : « The Canyons, aidez-moi, est-ce du premier ou du second degré ? Schrader et Ellis sont-ils des petits génies facétieux ou deux auteurs un peu ringards ? ». Difficile à dire. Dans cette première séquence comme lors des faux dialogues / vrais monologues mentionnés plus haut, le film ne semble pas raconter une histoire au spectateur, mais s’adresser directement à lui, le prendre discrètement à partie. Le récit serait un simple prétexte, et la vacuité ambiante parfaitement justifiée. Difficile à croire.

Lindsay Lohan dans THE CANYONSD’humeur généreuse ou vaniteuse, le spectateur peut en venir à prêter des vertus postmodernes à The Canyons. Il y a bien ces quelques plans lors des génériques de début et de fin qui annoncent la mort du cinéma : des vues de complexes abandonnés, des salles vides, des fauteuils sans spectateur. Et si le film s’adresse au spectateur par des voies détournées, qu’a-t-il à lui dire de si important ? Que le cinéma se meure, et rien d’autre ? Admettons. En première lecture, Ellis évoquerait l’agonie de l’industrie, minée par des producteurs malhonnêtes (première nouvelle…) et, en sous-texte, Schrader et Ellis s’amuseraient à évider le récit pour transcender sa propre inanité, symbole d’une production hollywoodienne ayant perdu toute imagination. Difficile à croire, encore. Ce sont pourtant les quelques fulgurances, les éclairs de génie de Schrader qui sèment le doute. La séquence d’intro est brillante. Et puis c’est aussi le cas de ce plan étrange, celui où un camion semble foncer droit sur la devanture d’un restaurant où déjeunent les deux personnages féminins principaux. Le véhicule finit par braquer et les épargner sans qu’elles n’aient rien remarqué de ce qu’il se tramait à l’arrière-plan, comme s’il s’agissait d’une transparence inoffensive (là encore, le spectateur est le seul intéressé). Le reste de cette séquence est tout aussi remarquable. Il y a quelques jours à peine, à l’occasion d’une critique du film Conjuring de James Wan, nous convoquions ici-même le souvenir de la séquence du Winkie’s de Mulholland Drive. Si c’était la seconde partie de la séquence qui était alors référencée, cette séquence de déjeuner de The Canyons évoque quant à elle les premières minutes de ce passage glaçant du film de David Lynch. Les deux cinéastes filment leur dialogue attablé de l’exacte même manière. Un champ-contrechamp avec la particularité que la caméra, au-dessus de l’épaule de l’interlocuteur, n’est pas fixe mais en perpétuel mouvement. La fin du passage, chez Lynch, permet de comprendre le sens du filmage : le monstre était déjà présent dans le diner, déjà là pour surveiller le jeune homme hanté. Dans The Canyons, la séquence s’achève et le parti-pris ne semble pas spécifiquement justifié. Seulement, plus tard, l’une des deux femmes discute dans un jacuzzi avec son compagnon. Elle lui confie alors précisément ce que le spectateur avait en tête, et pensait être le seul à penser : « Tara m’a semblé comme apeurée et nerveuse. Elle me faisait penser à ces filles au cinéma qui sont poursuivies par quelqu’un » dit-elle, encore tremblante. Et la réplique devient troublante. L’hypothèse fait son chemin : Schrader aurait toujours un coup d’avance, les passages les plus risibles (et il y en a) trouveraient systématiquement une explication. Difficile à croire, toujours. Et pourtant, semer le doute, ne serait-ce que quelques minutes, ça et là, ce n’est pas rien. De quoi donner envie de défendre le film ; ou du moins de s’opposer à sa réputation galopante de nanar, pour commencer.

THE CANYONS (USA, 2013), un film de Paul Schrader. Avec Lindsay Lohan, James Deen, Nolan Gerard Funk, Amanda Brooks, Gus Van Sant. Durée : 99 min. Sortie en France le 19 mars 2014.