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Le père du cinéaste roumain Corneliu Porumboiu (12 h 08 à l’est de Bucarest ; Policier, adjectif) était arbitre international, avant la chute de Ceausescu. Père et fils revoient et commentent un match clé de sa carrière, un derby de Bucarest joué sous la neige. Film ou match, Match retour n’a pas grande valeur politique, mais prouve que le foot sur petit écran est passé de l’art et essai au blockbuster.
Corneliu Porumboiu ne s’est pas foulé. Son sujet, il l’a trouvé dans sa famille ; son film, il l’a tourné à la maison. Le 3 décembre 1988, son père Adrian arbitrait le match Dinamo Bucarest – Steaua Bucarest. Plus qu’un derby puisque la première équipe était celle de la police secrète, et la seconde, celle de l’armée, chapotée par Valentin Ceausescu, le fils du dictateur. Il neigeait tellement ce jour-là que la partie n’aurait même pas dû se jouer, mais Adrian était un arbitre à la cool, comme Corneliu lui fait régulièrement remarquer (« Tu laissais beaucoup l’avantage quand même » balance-t-il souvent, à force de voir s’accumuler les mauvais gestes non sifflés). Car père et fils revoient ensemble le match. Les images sont celles, en basse définition, de la télé roumaine de l’époque. Seul le son a été coupé, remplacé par un échange entre Corneliu et Valentin ou par le bourdonnement de l’enregistreur audio, qu’on aura bien le temps d’apprécier en seconde mi-temps, une fois les sujets de discussion épuisés.
En langage cinéphile, on a échangé Tsai Ming-liang contre Michael Bay
Le problème de Match retour est là : le film-audio de Porumboiu fils est trop court par rapport au film-image du père, finalement un peu réalisateur lui aussi, à couper ou à amorcer les actions avec son sifflet. Cela laisse le temps de se poser de bonnes questions théoriques, sur l’identité de l’auteur du film (remplacer la bande-son d’un programme télé suffit-il à se l’approprier et à en faire son œuvre ?) ou le déplacement des corps comme pratique scripturale (les joueurs creusent des lignes noires dans la neige, qui s’épaississent au long des 90 minutes), et la plus importante de toutes : cela vaut-il la peine de se poser tant de questions ?
Le match se déroule un an avant la chute du régime de Ceausescu et le rappel de cette chronologie accompagne The Second Game. Nous sommes pourtant face à un match de foot, rien de plus. Chercher sur le terrain les signes avant-coureurs d’une révolution dont personne la moindre préscience à ce moment là n’a aucun sens. Mais après tout, si c’est bien un film de Porumboiu que nous suivons et non pas le match, alors autant chercher. Et ne rien trouver. Politiquement, Match retour n’a pas de valeur autre que celle du témoignage d’une époque où le football et le sport en général charriaient d’abusifs enjeux idéologiques (Adrian raconte avoir reçu la visite amicale des représentants du Dinamo et ceux du Steaua, avant le match, histoire d’être mis dans l’ambiance). Ils sont dits, pas montrés, mais peut-être que le score final, nul et vierge, suffit justement à en prouver la vanité puérile.
« C’est comme dans mes films : c’est long et rien n’arrive » – Corneliu Porumboiu
Plus marquante est la comparaison entre le football d’hier et celui d’aujourd’hui, sa captation d’antan et sa retransmission contemporaine. Tout est plus lent et la neige n’arrange rien. Au point que trois caméras suffisent : une première en hauteur, au niveau de la ligne médiane, qui panote à droite ou à gauche en fonction des attaques ; une autre au niveau du terrain, sollicitée seulement lors des arrêts de jeu ; et une troisième, spéciale régime autoritaire, chargée de montrer le public à chaque fois qu’une altercation éclate sur la pelouse (hors de question de donner une mauvaise image des sportifs roumains). Une différence majeure saute aux yeux : nous sommes passés du très long plan-séquence, favorisé par un arbitrage moins sévère (les fautes faisaient moins de dégâts, l’intensité physique était moindre), à un surdécoupage agressif qui, à son paroxysme, laisse voir 40 % du match en direct selon certaines études (on vous conseille la lecture de cet article de Libération consacré aux techniques de Canal Plus). En langage cinéphile, on a échangé Tsai Ming-liang contre Michael Bay.
Et malgré tout l’amour que nous avons pour Michael Bay, on a beau dire, c’était mieux avant, même si la télévision roumaine n’était pas représentative de tout le foot télévisé (Canal Plus, grande révolutionnaire dans le domaine de la retransmission, avait déjà 4 ans en 1988). Plus adapté à ce sport, à ses allers et retours, à la concentration de la partie dans le milieu de terrain. Et pas moins cinématographique du tout, voilà sûrement pourquoi Corneliu déclare lors d’un moment creux : « c’est comme dans mes films : c’est long et rien n’arrive ». C’est dit avec humour, mais c’est à prendre au sérieux : contrairement à ce que laissent croire les réalisations de matchs pompées sur le cinéma d’aujourd’hui, au risque du ridicule (certaines séances de penalties se la jouent duels de western de Sergio Leone, gros plans sur les yeux compris), le foot à la télévision relevait d’une forme de cinéma avant même que lui prenne l’envie d’imiter les films. Sauf que c’était de l’art et essai – abstrait même, dans certaines conditions climatiques brouillant l’image – et que ses spectateurs l’ignoraient. En enregistrant Dinamo vs Steaua pour le projeter dans une salle de cinéma, Porumboiu l’a rendu à son milieu naturel.
THE SECOND GAME (Al doilea Joc, Roumanie, 2014), un film de Corneliu Porumboiu, avec les voix de Corneliu et Adrian Porumboiu. Durée : 97 minutes. Sortie en France indéterminée.