Avec IRANIEN, Mehran Tamadon veut révolutionner l’Iran à lui seul

Avec un courage et un optimisme à toute épreuve, le cinéaste Mehran Tamadon se lance dans une expérience digne des cascadeurs de chez Jackass : discuter des vertus de la séparation de l’église et de l’état avec quatre iraniens ultra-conservateurs. Long débat fascinant, Iranien finit par dépasser les limites de son sujet et tourne au spectacle de la patience face à la mauvaise foi.

  

Iranien n’est rien moins qu’une adaptation à l’envers des Lettres Persanes de Montesquieu, mâtiné d’un peu d’Esprit des Lois. Alors que le philosophe français confrontait deux perses à l’absurdité de la monarchie absolue, c’est cette fois Mehran Tamadon, réalisateur iranien installé en France, qui revient en Iran pour y discuter des contradictions de la charia, de ses limites, et évoquer la possibilité d’une législation qui assure les libertés de chacun – avec quatre religieux très, très pratiquants.

Il s’agit bien sûr d’un procédé de documentaire, proche même de la télé-réalité : dans une maison, Tamadon installe les hommes, leurs femmes, leurs enfants ; quant au salon, il devient le « lieu public », appartenant à tous, à la fois carré de réflexion et métaphore de la société idéale sur laquelle le réalisateur aimerait ouvrir les yeux de ses interlocuteurs. Les échanges sont filmés, de même que quelques scènes de dîner plus informelles où la pensée continue de fonctionner. L’exercice documentaire est exactement celui de L’expérience Blocher (en salles en France le 19 février) dans lequel son réalisateur, Stéphane Bron, homme de gauche, filme le quotidien de l’homme qui a relancé l’extrême-droite en Suisse. L’idée est d’examiner, sans le moindre emportement, l’existence du radicalisme et le fonctionnement psychologique de la fermeture d’esprit.

Il faut voir Tamadon éclater de rire lorsque deux hommes lui affirment, tout sourire, qu’en cherchant à imposer son idéologie républicaine, il se comporte comme un dictateur et un fasciste, et qu’il a le tort immense de ne même pas le reconnaître

Iranien captive pourtant son spectateur à la façon d’une fiction. Les quatre hommes sont de vrais personnages, chacun avec leurs caractères : le plus gentil se révèle celui que le sexe terrifie le plus, un autre est plutôt gourmand, aime la bonne chère, c’est le plus tolérant ; un autre parle très peu, et laisse simplement éclater par instants son seul désir, qui est de convertir « l’occidental » à l’Islam ; quant au plus intégriste des quatre, il ressemble à ce qu’on appelle un vrai méchant de cinéma. Avec la finesse d’argumentation qui caractérise les défenseurs d’un dogme, il alterne moments d’ouverture et d’humour, mimiques de comédien survolté, et attaques insupportables qui font de Mehran Tamadon un personnage doté d’une patience et d’une capacité d’écoute surhumaines. Devant le film, le spectateur est comme à Guignol, trépignant d’envie d’intervenir aussi, mais obligé à se taire, à écouter et à tâcher de comprendre.

Héros positif, Tamadon résiste vaillamment aux assauts de ses adversaires : il faut le voir éclater de rire lorsque deux hommes lui affirment, tout sourire, qu’en cherchant à imposer son idéologie républicaine, il se comporte comme un dictateur et un fasciste, et qu’il a le tort immense de ne même pas le reconnaître – contrairement à eux. Et quand Tamadon évoque Jean-Luc Mélenchon, la réaction chimique produite dans l’atmosphère de la pièce est digne d’un choc de titans. C’est ce qui fait le prix d’Iranien : cette impression que le réalisateur, avec un culot incroyable, tente le tout pour le tout, plonge les mains dans le camboui et tâche de démonter, en vaillant petit mécanicien, les rouages écrasants de la phallocratie islamique.

L’idée reste d’expérimenter, et de voir ce que peuvent produire, sur ces symboles de la pensée islamique, la meilleure argumentation possible, et toute la patience du monde. Deux scènes rendent palpables le barrage mental auquel se heurtent les réformateurs. Une demi-blague peu après une prière, et un débat qui tourne court, vers la fin. Il est bien-sûr inutile de céder au pessimisme qui consisterait à affirmer qu’Iranien ne change rien – ce que semble suggérer quand même le plan final des invités repartant dans l’obscurité, au fond du plan : rien n’exclut que les longs débats et les idées de Tamadon n’auront pas amorcé une réflexion libérale dans l’esprit d’un des religieux, qui ne prendra forme que longtemps après le film. On n’en saura rien. Le réalisateur conclut en expliquant que son retour en Iran est plus que compromis.

Tamadon contemple avec une inquiétude certaine, mais sans jamais se défaire de son flegme, les mécanismes qui régissent les dictatures : comment un défenseur du dogme change de sujet quand on le place devant une impasse, comment il s’empare de son téléphone portable quand on le place devant un souci insoluble, comment il joue sur les mots, retourne les problèmes. Quelques plans sont cependant consacrés aux femmes et aux enfants, révélant du même coup le poids de la tradition et de l’endoctrinement. Et l’enthousiasme d’une fillette pour un feu de bois (« On dirait l’enfer ! »), traduit discrètement l’enthousiasme féminin pour tout ce qui brûle, nié par les ultra-conservateurs quelques minutes plus tôt (« les hommes sont excités sexuellement plus vite que les femmes, voilà pourquoi c’est à elles de se voiler »).

Film d’horreur, film d’action, Iranien illustre la force de la parole. C’est l’inverse d’un adieu aux armes : un hommage à celles, purement théoriques, qui devraient permettre de voir le monde continuer d’évoluer.

 

IRANIEN (France/Suisse, 2014), un film de Mehran Tamadon. Durée : 105 minutes. Sortie en France indéterminée.

Camille Brunel
Camille Brunel

Journaliste en attente du prochain texte. Auteur jusqu'à présent d'une centaine d'entre eux pour Independencia, Débordements et Usbek&Rica, et de trois bouquins: Vie imaginaire de Lautréamont, La Guérilla des Animaux et Le Cinéma des Animaux. Attend la suite.

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