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Le retour de David Gordon Green au Texas et au cinéma indépendant, après sa période hollywoodienne comique (plus ou moins drôle) aura bien occupé les festivals en 2013 : après Prince of Texas montré à Berlin puis Paris, Joe a connu les honneurs quasi simultanés de Venise et Deauville. Un film déroutant et passionnant, à la fois dans la continuité et en rupture avec celui qui le précède.
Prenez une carte routière du cinéma. Tracez un trait entre Killer Joe, de William Friedkin, et le précédent long-métrage de David Gordon Green Prince of Texas. Exactement au milieu de ce trait se trouve Joe. Comme ces deux films, Joe est profondément texan et se déroule au plus profond de cet État. Comme le premier, il est d’une violence quasiment inhumaine. Mais à l’image du second, en lui brûle la flamme d’une inextinguible bienveillance envers l’être humain. Contradictoire ? Non, riche et même salvateur. Cette bonté héritée de Prince of Texas est l’antidote qui permet de retirer le « killer » de Killer Joe, le venin du cynisme dans lequel le film de Friedkin finissait par se noyer. Ainsi Joe tout court, bien que prenant place dans le même enfer que son killer de cousin, garde toujours en ligne de mire une porte de sortie par le haut, permettant de sauver son âme et celle de son public.
En raison de l’image qu’il s’est forgée par son enchaînement de rôles borderline, Nicolas Cage semble tout désigné pour prendre part à un univers à ce point déglingué. Il y évolue effectivement comme un poisson dans l’eau, comme on peut s’en rendre compte lors d’une suite de séquences en forme de visite des lieux vers le début du film. Que Green l’envoie en visite chez des voisins en train de découper un cerf dans leur salon, au bordel du coin, à l’épicerie défraîchie ou au bar à la sortie duquel l’attend un mec l’alignant sans sommation au fusil à pompe, Cage n’est jamais désarçonné et tient pleinement son rang de membre « émérite » de cette communauté. Mais son personnage, le fameux Joe, n’y est pas pour autant un meneur, un démon véritable entraînant le reste du groupe vers le pire. D’autres que lui tiennent ce rôle, et face à eux Joe occupe une position à l’exact opposé. Il est le guérisseur, le bienfaiteur ; celui qui offre un havre de paix, un temps de repos, et un peu d’argent gagné honnêtement grâce au travail qu’il donne à tous ceux qui se présentent et font ce pour quoi ils se sont engagés.
Ces scènes pacifiques et chaleureuses d’hommes au travail dans les bois sont dans la continuité directe de celles formant le cœur de Prince of Texas, quand tout ce que les mêmes âmes endurent en dehors de leurs heures de labeur les ramène inlassablement à l’enfer de Killer Joe. En première ligne se trouve le jeune Gary (Tye Sheridan, de plus en plus présent après Tree of life et Mud), dont le père, Wade, est le pire des démons. Comme la plupart des rôles de Joe, Wade est interprété par un non-professionnel, un certain Gary Poulter. Il est mort en mars dernier et le mystère l’entourant restera entier, hormis pour Green qui doit être le seul à connaître la proportion, dans Wade, entre ce qui relève du don d’acteur de Poulter et de sa nature profonde. Wade est le personnage le plus lynchien qui soit, peut-être même au-delà de ceux des films de Lynch lui-même. Ce qu’il porte en lui d’étrangeté, de bestialité, de noirceur dépasse l’entendement, et en fait la figure de proue de ce monde tout entier si aliéné qu’il en devient impossible à relier au nôtre.
Entre Wade d’une part et de l’autre la performance de Cage, Green décuple la puissance de son histoire. Laquelle est au bout du compte assez classique, sur le remplacement d’une figure paternelle déficiente par une autre permettant émancipation et initiation. Cette histoire, Joe la transforme en quelque chose de bien plus fort : le saut d’un univers à un autre, rien que ça. Avec Nicolas Cage dans le rôle du passeur sur le Styx (mais dans le sens contraire de Charon, car Joe extirpe les âmes hors de l’enfer), qui lui revient le plus naturellement du monde étant donné la coexistence chez lui d’une part sombre et d’une lumineuse. Il faut voir sa hargne lorsqu’il lance son pitbull en massacrer un autre, puis sa détresse quand il le cherche à travers la ville, pour saisir à quel point l’acteur est à l’aise avec les deux facettes. En empruntant ses traits, Joe devient un démon déchu, qui parce qu’il connait tout de la douleur – comme coupable mais aussi comme cible –devient le plus à même de la soigner. Ce qui lui octroie une place de choix dans le cinéma de David Gordon Green, où il n’est question que de cela : panser les plaies apparentes, cicatriser les blessures profondes, rassembler les morceaux pour repartir de l’avant.
JOE (Etats-Unis, 2013), un film de David Gordon Green, avec Nicolas Cage, Tye Sheridan, Gary Poulter. Durée : 117 minutes. Sortie en France le 30 avril 2014.