MONROVIA, INDIANA : les rues du Paradis
C’était un fantasme de gamer, celui de ne plus seulement arpenter les rues d’une ville modélisée, mais de pénétrer à l’intérieur de ses bâtiments. Il a été assouvi, partiellement et progressivement grâce aux épisodes 4 et 5 de la saga Grand Theft Auto de Rockstar Games (2008-2013). C’était aussi un fantasme d’internaute, qui en est toujours un pour sa part, celui d’entrer à l’intérieur des maisons et des immeubles de nos villes lors des balades virtuelles proposées par Google Street View (2007). Ce n’était pas l’accomplissement escompté, mais c’est aujourd’hui ce manque que comble Frederick Wiseman avec Monrovia, Indiana.
Différant de son geste le plus récent, le prolifique documentariste ne s’attache pas cette fois à une institution spécifique et à l’investissement des différentes salles d’une université, d’un musée ou d’un opéra dans le but d’y capter les actions et discussions qui s’y déroulent. Renouant avec une proposition d’antan (voir Belfast, Maine, 1995), il a jeté son dévolu sur une bourgade de 1500 habitants du Midwest états-unien. Sa proposition narrative reste proche : une déambulation faite de plans de coupe puis d’arrêts dans d’autres « salles » où diverses figures s’affairent. Seulement, là où l’influence du logiciel d’exploration de Google se ressent, involontairement ou à dessein, et là où la proposition formelle de Wiseman diffère, c’est parce qu’il n’en ouvre pas les portes par de simples cuts, mais à l’aide d’un parti-pris de mise en scène original. Dans Monrovia, Indiana, les plans courts et extérieurs se succèdent, au gré des routes et tournants qu’impose le quadrillage des axes inhérents à la ville, et ce de proches en proches, substituant aux cliques de l’internaute sur Street View les coupes du documentaire, jusqu’à ce que… l’une d’entre elles nous mène à la devanture d’un bâtiment. Un plan sur l’entrée donc, puis les spectatrices et spectateurs du film connaissent alors la chance nouvelle de découvrir l’intérieur du lieu. Se déroule alors une séquence de 5, 10 ou 15 minutes dans cet espace, que l’on quitte alors presque systématiquement en repassant par le plan isolé de la devanture, avant que Wiseman ne rebondisse à nouveau de dix ou cent pas à travers champs et rues jusqu’à la séquence suivante.
Comme toujours chez Wiseman, la sphère privée n’existe pas, ce sont donc seulement des espaces de réunion de personnages que l’on visite, qu’il s’agisse d’une salle réservée pour un conseil municipal, d’un salon de coiffure, d’un supermarché, d’une salle de classe ou d’une église. Dès lors, le cinéaste ne se demande pas tant qui sont les personnes qu’il filme, individuellement du moins : il est moins question d’ »être » ici que de « faire », du fait qu’au sein des espaces qu’il a défini, les figures accomplissent en premier lui des actions : manger, boire, débattre, écouter, acheter, s’entraîner, travailler, se recueillir. Des gestes et des regards servent ça et là d’indicateurs d’une forme de pensée et plus amplement d’une façon d’être au monde, mais l’observation demeure factuelle et surtout constitutive d’un ensemble qui n’est pas celui de l’existence humaine mais de l’existence d’une ville donnée sur un territoire plus vaste, au demeurant invisible bien qu’établi : Monrovia… Indiana. Ce qui intéresse Wiseman, c’est ainsi la ville en tant qu’organisme, plaçant sur un pied d’égalité les formes humaines, animales, végétales ou encore mécaniques, et si la première catégorie l’emporte légèrement en temps de présence à l’écran, son témoignage se porte toutefois bien sur une dynamique de groupe plutôt qu’individuelle. Il n’est cependant pas question de parler de communauté du fait que les échanges sont peu nombreux, peu suivis quand il s’agit de définir les nouvelles directives municipales, et les actions des femmes et des hommes généralement isolées puisqu’elles sont aliénées par une rengaine consumériste implacable, et plus encore exponentielle, comme tout tend à croître ici : les corps des uns et des autres, les repas et les bouteilles, les voitures et les tracteurs, les lits Queen puis King Size ou encore ce bocal démesurément rempli de sueur qu’un vendeur montre à ses clients pour les convaincre d’acheter un matelas qui ne les ferait plus transpirer la nuit.
Les conseils municipaux s’avèrent passionnants tant ils imposent précisément les problématiques qui pourraient à terme redéfinir les contours-même de ce documentaire, en ce qu’il ausculte une ville en proie aux mutations, admettant la précarité de sa préservation. Il est donc question du devenir d’un territoire, et malgré le lien de causalité, plus encore que celui de ses habitants suppose-t-on. Néanmoins, on observe vers le milieu du défilement une opération chirurgicale, montrée avec précision ; sur un chien et non un humain, simplement parce c’est une clinique vétérinaire que l’on trouve à Monrovia. Plus tard, l’une des rares discussions d’ordre personnel se tient dans un restaurant, et les hommes attablés parlent alors de la mort, celle d’ami·e·s et voisin·e·s connus de longue date. Enfin, un enterrement conclue le documentaire en abordant finalement plus explicitement la notion du devenir de chacun. On devine ainsi que si Wiseman s’est cette fois intéressé à une ville, c’est notamment parce qu’il s’agissait d’une petite ville, suffisamment pour y trouver une forme d’homogénéité. Dès lors, lorsque le documentaire se referme sur l’enterrement susnommé et en particulier sur une oraison funèbre qui excède en durée toutes les séquences l’ayant précédée, ce que l’on retient du discours du pasteur, c’est son interprétation de l’Apocalypse 21.4 et de la « fin de l’Ancien Monde » qu’il décrit comme un vie douloureuse, vécue dans nos « lits d’affliction » ou « en fauteuil roulant ». On aura vu une opération chirurgicale, on aurait vu des corps fatigués, des cœurs las de perdre leurs proches les uns après les autres, et en contre-champ de l’homme d’Eglise, que Wiseman prend soin de ne presque jamais montrer quinze ou vingt minutes durant, ce n’est pas la famille de la défunte que l’on imagine mais tout Monrovia, ce groupe si restreint et tellement homogène que les propos entendus leur parleraient sans doute à toutes et tous : leur vie n’est peut-être pas faite que de souffrance comme l’induit l’orateur, mais si tel était le cas, les voilà rassuré·e·s, un monde plus apaisé les attend déjà.
MONROVIA, INDIANA (USA, 2018), un film de Frederick Wiseman. Durée : 143 min. Sortie dans les salles françaises le 24 avril 2019.