YVES SAINT LAURENT de Jalil Lespert

Tous les récits de la genèse d’Yves Saint Laurent commencent invariablement par une phrase-type : « Pierre Bergé nous a ouvert les archives de la fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent ». À la fin du film, le dernier carton indique que « l’œuvre d’Yves Saint Laurent fait l’objet d’expositions dans les plus grands musées ». La mode est pourtant faite pour être portée et non exposée, ce n’est pas un art mort mais vivant. Mais l’horizon indépassable du film est bien le musée.

 



Et dans un musée, on obéit à des règles strictes. On ne fait pas l’intéressant, on ne s’approche pas des œuvres. Pour s’assurer du respect de cette seconde exigence, un métier a été créé : gardien de musée. C’est le rôle ici tenu par Pierre Bergé, qui vient sans cesse s’interposer entre nous et la personne d’Yves Saint Laurent. Il impose au film et au spectateur son regard et ses explications – sa prise de contrôle de la voix-off pourrait même laisser penser que les décisions concernant quels instantanés intégrer au scénario et quelles périodes en retirer furent les siennes. Malheureusement, un bon film a souvent – toujours – besoin de s’approcher au plus près de son sujet ; de le scruter, le toucher, le malmener, pénétrer son cœur et son esprit, saisir ce qui fonde son essence. Pour revenir à l’univers de la mode, c’est ainsi que l’on peut quitter les podiums et passer en coulisses ; ne plus se contenter du résultat mais voir tout ce qui en a nourrit la création. Verrouillé par Pierre Bergé, Yves Saint Laurent nous demande de nous contenter du résultat. Il ne nous apprend strictement rien du travail, de l’effort fourni dans les ruches que sont les maisons de haute couture (pour les lecteurs que cela intéresse, la série de documentaires Le jour d’avant réalisée par Loïc Prigent pour Arte était très bien) ; et à peine plus sur le lien entre la mode et l’époque à laquelle elle se crée, et avec laquelle il s’agit pourtant qu’elle dialogue pour avoir un impact, un intérêt.

Le même constat de superficialité vaut pour l’observation de la part intime du couturier. Le plus souvent l’emballement fiévreux, le sexe sont niés et, quand cela est impossible, vus d’un mauvais œil. Deux exemples. Dans une scène où Bergé lui déclare « je bande », Saint Laurent répond « je t’aime » puis les deux hommes se font un bien chaste câlin (d’une manière générale les scènes de sexe homosexuelles sont toutes coupées avant de devenir effectivement des scènes de sexe ; par contre le film n’a aucun problème à nous montrer crûment l’équivalent hétérosexuel). Plus loin, on assiste à cet autre échange, plus violent : en pleine crise de couple Bergé hurle « tu ne sors pas ce soir ! » à Saint Laurent, lequel réplique « si, je sors ! ». Alors que ce dernier joint le geste à la parole en se barrant en claquant la porte, le film fait le choix de rester avec Bergé ; avec celui qui ne sort pas, la Normal person telle que celles dont il est question dans la chanson d’Arcade Fire (voir en bas). Auteur d’une performance saisissante et souvent poignante, qui sauve le film d’une totale insignifiance, Pierre Niney est le seul à tenter de mener à bien ce qui devrait être en l’occurrence la tâche du cinéma, formulée au premier paragraphe. Explorer la complexité de l’âme du protagoniste, au lieu de se contenter de réduire le mystère de ce trou noir aux deux ou quatre lettres d’une conjonction : artiste génial ET torturé, artiste génial MAIS torturé. Et peu importe après tout quelle option on retient, ce qui compte ce sont les jolies robes à montrer sur les podiums et dans les musées.

YVES SAINT LAURENT (France, 2013), un film de Jalil Lespert, avec Pierre Niney, Guillaume Gallienne, Charlotte Le Bon, Laura Smet… Durée : 101 min. Sortie en France le 8 janvier 2014.