Cai Shangjun : « Mon personnage traverse les enfers de la Chine »

Dans la compétition des 3 Continents de Nantes, ce fut l’éléphant au milieu des souris. Récompensé de la Montgolfière d’Argent après avoir remporté le Lion d’Argent à Venise, People Mountain, People Sea est grand et fort, comme les montagnes de la province de Sichuan où se déroule sa première partie. C’est dans ces hauteurs qu’a eu lieu le fait divers dont s’inspire Cai Shangjun. Un homme est brutalement assassiné par un ex-taulard, pour pas grand-chose. Parti le venger, son frère traverse les enfers de la Chine dans un périple qu’un spectateur occidental qualifierait volontiers de mythologique. People Mountain, People Sea atteint sa puissance maximale quand Cai Shangjun descend dans une mine clandestine. Le décor est aussi terrifiant que les profondeurs de The Descent, le chef d’œuvre horrifique de Neil Marshall. « Au cœur des ténèbres », les lois ne sont plus les mêmes que dans le monde d’en haut. Cai Shangjun ne cite pas Conrad mais il dit avoir lu Zola. Entretien avec l’homme qui a réalisé le film chinois le plus intimidant et le plus sinistre de l’année 2011.

Pourquoi avoir choisi une narration aussi elliptique, avec aussi peu d’explications ? Ce parti-pris peut être déroutant pour le spectateur.

Pour prendre une métaphore sur le style que nous avons cherché, je dirais que People Moutain, People Sea va à l’os, qu’il cherche à se débarrasser de toute chair. Je voulais que le film ressemble à un os qu’on a cassé et qui fait des arêtes extrêmement acérées. On pourrait aussi parler d’un morceau de bois sec coupé en deux dont les pointes peuvent piquer. Je ne voulais pas recourir à une narration conventionnelle. Une fois le tournage terminé, nous avons jugé que le nombre de scènes était suffisant et qu’elles en disaient assez sur l’histoire. Mais je me rends compte moi-même que le film peut avoir quelque chose de déroutant. Certains moments, certains raccords entre les scènes peuvent effectivement manquer.

Mais c’est aussi une des grandes qualités du film, ce qui fait sa force tranquille : ces manques donnent envie de revenir vers People Mountain, People Sea et d’être attentif à chaque détail.

A l’étape du scénario, il y avait plus de dialogues, plus d’éléments narratifs qui ne se retrouvent pas dans le résultat final. Mais, au fond, je n’en suis pas mécontent puisque ce travail d’épure oblige le spectateur à compléter lui-même les choses, à penser le film plus que si j’avais livré toutes les informations concernant le personnage. A condition bien sûr que ce travail mental soit en harmonie avec ce que le film tente de montrer.

La narration de People Mountain, People Sea a aussi quelque chose de linéaire voire de très directif. Lors de son périple, Lao Tie est aidé par des personnages qui lui montrent la direction à suivre.

En effet, le film suit un parcours qui va du Nord au Sud, en passant par des mini-moments de relance de la quête du personnage. En cherchant aussi les contrastes, les chocs entre les cultures et les environnements. Au fond, le personnage traverse différentes formes d’enfer. Comme les cercles de l’enfer chez Dante.

Vous parlez d’enfers. Votre personnage entreprend un voyage « au cœur des ténèbres ». People Mountain, People Sea aurait presque une dimension mythologique.

Je n’y avais pas pensé (rires). Ce que j’ai travaillé en revanche, c’est le processus, les étapes, les épisodes, les épreuves qui mènent le personnage d’un lieu, d’une situation à l’autre. En y repensant, il est possible que la dimension mythologique que vous évoquez vienne de mes travaux en théâtre. Là aussi, je cherche à aller à l’essentiel, à assécher sans affaiblir. J’y cherche le fondamental.

Pouvez-nous nous parler du titre et de sa symbolique ?

Le titre est représentatif d’une partie de la démarche. Ce sont des mots qui se comprennent séparément mais qui, mis ensemble, signifient en tant qu’expression chinoise « la multitude », la mer des hommes. Je n’ai pas cherché à expliquer cette symbolique tout en transportant le sentiment d’une force, de quelque chose de puissant, représentés par la montagne et la mer, qui sont des énergies, des forces de la nature.

Le film est à l’image du titre. Il est constitué de deux parties. Cette construction narrative s’est-elle imposée à vous dès le début ?  

Oui. Je voulais cette forme pour raconter l’histoire d’une seule personne qui découvre le monde et  traverse les paysages de la Chine. Puis, petit à petit, cette personne isolée rencontre plusieurs personnages. En fait, dans la deuxième partie, ce n’est pas très important de savoir qui est qui. Ce qui compte, c’est de voir une multitude de personnages ensemble, regroupés. Quand j’ai montré le scénario à mes amis, ils m’ont dit : « attention, tu as deux films là ! ». Moi, je trouvais ça bien de raconter le film de cette manière.

Vouliez-vous dès le départ canaliser toutes ces énergies, tout cet « océan de monde » à travers un seul personnage ?

La ligne du récit, c’est le destin d’un individu. Cet individu doit être constamment au centre de tout. Il avance ou n’avance pas parce qu’autour de lui, il y a de la multitude et de l’environnement complexe. La multitude ne peut pas décrite et exprimée efficacement si le destin individuel n’est pas constamment au centre du récit.

Votre personnage principal semble n’avoir aucun problème d’argent. Il le refuse quand on le lui propose. Vu le monde que vous décrivez, cela peut paraître étonnant.

Le scénario original était plus explicite quant à la question de l’argent. Il y avait une scène où le héros réunissait tous les gens du village pour leur demander de financer son périple. Ensuite, il se faisait voler l’argent par son copain et par le faux policier. Finalement, il allait en trouver ailleurs, chez sa femme. On ne voit plus tout ça dans le film. Pendant le tournage, il a fallu que je fasse des choix.

Vous allez souvent chercher les personnages ou des éléments de l’image avec des panoramiques, dans les rebords du cadre. Ce geste a-t-il une signification particulière ?

J’ai toujours beaucoup discuté de la mise en scène avec mon chef opérateur. Nous avons trouvé une manière d’exprimer les choses autrement que par les sentiments. L’idée était de laisser parler l’espace et l’image. Les choses nous paraissaient plus claires ainsi, en montrant ce qui passe et se passe devant la caméra. Je souhaitais qu’on découvre les choses et les personnages petit à petit, de manière progressive, comme dans un tableau chinois. Au montage, on s’est retrouvé avec trop de plans. J’ai choisi de privilégier les panoramiques et les plans avec de la profondeur.

Où le film a-t-il été tourné ? Nous nous demandions si les scènes de ville n’étaient pas tournées à Chongqing.

L’histoire est inspirée d’un fait divers qui date de 2008. J’ai tourné sur les lieux réels du drame, avec les vrais habitants, pour tout ce qui concerne le meurtre du frère. Cette affaire m’a hanté. Mon scénariste et moi sommes allés là-bas en repérage. Ensuite, j’ai cherché des lieux qui me permettent d’établir les contrastes d’ambiance et de lumière dont je parlais. Je les ai trouvés plus au Nord et un peu au Mongolie. Effectivement, toute la partie Sud est tournée à Chongqing et dans la province de Sichuan.

Le choix de Chongqing a-t-il un lien avec son image de « nouvelle capitale » de la Chine ?

C’est une grande ville développée, avec des ouvriers venant des campagnes. C’est surtout la plus proche de la région où a eu lieu le fait divers. Donc, il est plus que probable que le personnage réel a travaillé quelques années à Chongqing, comme le personnage du film qui revient après avoir échoué dans son ascension sociale. Il retourne dans son patelin faire plein de petits boulots. Pour que le parcours du personnage soit cohérent, il fallait passer par Chongqing.

La mine, qui est l’unique décor de la deuxième partie, a-t-elle été reconstituée ou, encore une fois, avez-vous tourné dans un décor réel ?

La partie extérieure est réelle, avec quelques éléments de décoration. Il s’agit d’une ancienne mine clandestine qui est aujourd’hui fermée. Ce qui est en intérieur est plus aménagé. Nous avons fait là encore un travail de décor sur un lieu réel. Il y a plus de studio dans la partie souterraine à cause des explosions qui surviennent dans le film.

Comment avez-vous tourné le plan claustrophobique de la descente dans la mine ?

Comme je le disais, il s’agit en partie d’une vraie mine qui fait 400 m de profondeur. Ce qui représentait un certain danger pour l’équipe de tournage. L’ascenseur était tout petit. Il contenait à peine 5-6 personnes. Dans le plan de la descente, il y avait quatre acteurs et deux techniciens déguisés en mineurs. Je n’avais pas beaucoup de choix par rapport à l’éclairage. J’ai utilisé la lumière des casques des travailleurs. C’est Germinal avec Gérard Depardieu qui m’a inspiré cette scène. J’aime beaucoup le roman de Zola et tout particulièrement sa « scène d’ouverture ». Nous avons visionné le film avec l’équipe de tournage. Mais on ne voulait pas un rendu aussi beau. On a cherché un éclairage moins artificiel, plus dur, plus réaliste.

People Mountain, People Sea est un film d’une grande noirceur. Votre personnage traverse une Chine misérable et hostile, surtout dans la deuxième partie. Vous offrez là une vision plutôt pessimiste de votre pays.

Si c’est le cas, s’il y a de la symbolique politique ou sociale, je ne l’ai pas fait exprès. Tout ce que je raconte s’est réellement passé. Les paysans que je montre ont sacrifié leur jeunesse. Ils ont consacré toute leur énergie au développement économique de la Chine. Je voulais aussi dire qu’il y a plus difficile que l’histoire de ce frère en quête de vengeance. Depuis 2008, la vie en Chine est devenue plus dure.  Des gens se sont immolés par le feu juste parce qu’ils n’avaient plus de toit sur la tête. Je me souviens d’un petit garçon qui, de retour de l’école, ne retrouvait plus sa maison. Elle venait d’être détruite. Ses parents avaient disparu. Cet enfant a fait ses devoirs sur une pierre, en attendant que ses parents reviennent. Tout ce que je vous raconte, je l’ai vu en photos.

Comment ça se passe quand on est le réalisateur d’un film-surprise, comme ce fut le cas pour People Mountain, People Sea à Venise cette année ?

C’est Marco Müller (le directeur artistique de la Mostra 2011, ndlr) qui a choisi le film. L’étalonnage et le mixage n’étaient pas terminés. Ce qui fait que le festival ne pouvait pas annoncer officiellement sa sélection en compétition. Moi non plus je n’ai pas eu l’autorisation d’en parler en Chine.  En plus, je n’ai pas compris ce que ça voulait dire. Comment devient-on le film surprise de Venise ? Je ne savais pas que c’était une tradition du festival. Je l’ai découverte au moment où People Mountain, People Sea a été sélectionné.

Le Lion d’Argent va-t-il ou a-t-il déjà changé quelque chose dans la carrière du film ?

Oui, je crois. Le film a des chances de rencontrer plus de spectateurs, de voyager plus facilement dans différents festivals. De fait, il a aussi plus de chances de trouver un distributeur à l’étranger. Le Lion d’Argent devrait surtout me permettre de négocier avec l’Etat chinois une sortie pour l’année prochaine.

Quels sont vos cinéastes ou films préférés ?

J’aime beaucoup Godard, surtout A bout de souffle. Et puis Truffaut, Lacombe Lucien et Au revoir les enfants de Louis Malle. J’admire aussi Tarkovski, Fellini, Ozu.

Entretien réalisé par Hendy Bicaise et Nathan Reneaud

Traduction de Marie-Pierre Duhamel-Müller

Lisez ici notre critique de People Mountain, People Sea


Nathan Reneaud
Nathan Reneaud

Rédacteur cinéma passé par la revue Etudes et Vodkaster.com. Actuellement, programmateur pour le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux et pigiste pour Slate.fr. "Soul singer" quand ça le chante.

Articles: 222