LA PLAYA de Juan Andrés Arango Garcia
Refugié à Bogota après avoir fuit la guerre qui ravageait son village, le jeune Tomás se trouve un don, celui de la coiffure. En travaillant de nouveaux motifs capillaires, il représente le quotidien du quartier de La Playa, dessine son exaltation et ses effrois, et cartographie ainsi son long périple sur le scalp de ses clients.
La Playa a l’ampleur d’une grande tragédie familiale, une tragédie dans laquelle une fratrie de trois adolescents met tout en œuvre pour survivre, pour affronter ensemble les affres de la rue. Le crack fait ses victimes, enfants et parents déambulent hagards dans la ville, la criminalité à chaque carrefour. Une menace absolue. Mais surtout une opportunité de tous les instants, celle du deal, des combines et de l’argent facile, qui permet de se mettre enfin à l’abri du besoin. La coiffure et le style vestimentaire sont autant de façon d’exister, de se démarquer de la foule. La création artistique, elle, est un véritable sacerdoce. Si cette famille se perd et se retrouve, il en est autant de Bogota qui reçoit de nouveaux arrivants chaque jour, grandit toujours un peu plus, fait tomber ses murs pour faire de la place pour tout le monde. L’adéquation entre les errements mentaux des personnages et leur environnement est parfaite ; un parallèle un peu appuyé, reprocheront certains. Tomás traverse Bogota comme on évolue dans un labyrinthe, retrouvant ça et là les ruines de la mémoire de son peuple, de tous les exilés.
Une scène fait particulièrement écho aux souvenirs du personnage principal ainsi qu’à l’histoire du cinéma, à Sueurs froides (Vertigo, Alfred Hitchcock, 1958) et par extension à La Jetée (Chris Marker, 1962) : Tomás et son jeune frère se retrouvent dans une décharge et se réfugient dans une vieille carcasse de voiture. Ils évoquent leur parcours, de leur village natal jusqu’aux rues de La Playa, les accidents humains ou géographiques qui ont été les leurs, avant de s’arrêter sur un évènement majeur de leur vie, le jour où leur père fut tué. Le tronc d’arbre de Sueurs froides est remplacé par un pare-brise fissuré dont les stries seraient autant de séquences de leur histoire. L’instant d’après, les jeunes garçons sortent par la fenêtre et font mine de tirer au pistolet sur leur beau-père, le gardien de la décharge. La vengeance prend le pas sur la mémoire. On ne peut revenir dans le passé, seulement lui redonner vie quelques instants par le biais de nos histoires.
C’est en s’attardant sur des gestes simples et répétitifs que le film tente de s’extraire de sa propre noirceur, de reprendre son souffle. On marche, on dessine, on s’embrasse, on marche encore, on coiffe, on danse, on se drogue aussi. Chacun de ses actes infimes fonctionne comme une poussée de survivance. S’arrêter de bouger, c’est décrépir, laisser la ville nous dévorer. Cette frénésie de mouvements sonne comme une litanie tranquille, elle devient une routine. Une douceur indispensable pour contrer la tristesse de Bogota. Dans ses rues, tout est en sourdine, le désespoir est discret et la violence silencieuse. Y retrouver sa route est la plus périlleuse des missions.
En ce sens, La Playa tient du film d’apprentissage dans tout ce qu’il peut avoir de plus spielbergien. Le chemin scénaristique à parcourir amène forcément du point A au point A, celui du foyer, aussi divisé soit-il. Tomás quitte sa mère pour secourir son frère, une quête profondément incertaine, et tenter de trouver sa place dans le monde. Dans son horizon lointain, il y a plus que la maison familiale, ses parents, ou les quartiers de Bogota. Il y a le souvenir d’une enfance heureuse, un paradis définitivement perdu, donc d’autant plus précieux. Les femmes de son village racontaient que les mèches de cheveux qu’elles tressaient à leurs maris étaient plus qu’une simple coiffure : il s’agissait de cartes pour pouvoir rentrer chez eux sans perdre leur route. Et c’est en souvenir de cette parole mystique que Tomás officie son métier de coiffeur. Il trace les contours du monde pour espérer y discerner un chemin, pour ses semblables comme pour lui-même. Quand il apercevra enfin la direction à prendre, il lui restera à régler une dernière question : voudra-t-il partir, espérer retrouver la candeur de son enfance, ou rester à La Playa ? En attendant, il ne peut qu’y rêver. Ou mourir.
LA PLAYA (La Playa D.C., Colombie, Brésil, France, 2012), un film de Juan Andrés Arango, avec Luis Carlos Guevara, Jamés Solís, Andrés Murillo. Durée : 90mn. Sortie en France le 20 mars 2013.