A LA MERVEILLE de Terrence Malick
Marina est européenne. Neil est américain. Tous deux s’aiment à Paris, avant qu’elle ne le suive pour s’installer chez lui en Oklahoma : Terrence Malick radicalise l’esthétique de The Tree of Life et l’applique à l’Amour plutôt qu’à la vie avec un brio équivalent.
Pour se faire une idée d’A la merveille, il faut imaginer le montage de la première demi-heure de The Tree of Life appliqué à une histoire d’amour, un canevas a priori moins cosmique que la naissance de la vie. Le sujet paraît plus modeste, mais l’ambition artistique et métaphysique reste identique. Au point qu’il faut désormais se demander si les films de Terrence Malick ne sont pas davantage faits pour les églises que pour les salles de cinéma…
Pour la première fois chez Malick, un prêtre, interprété par Javier Bardem, y est un personnage central – central, pas principal. Sa présence contribue à faire évoluer le christianisme syncrétique et animiste qui irriguait The Tree of Life vers un catholicisme plus prononcé, surprenant compte-tenu du lieu principal de l’action, Bartlesville, une bourgade isolée de l’Oklahoma que l’on s’attendrait à voir protestante ou luthérienne. Jusqu’à présent, les films de Malick étaient religieux. A la merveille l’est également, mais lui évoque plus précisément une religion choisie peut-être par croyance, mais aussi et surtout pour un message : « aimez-vous les uns les autres ». C’est en soulignant le caractère injonctif de cette phrase que le prêtre Bardem livre une première clef pour ouvrir cette boîte à musique surmontée d’une figurine de ballerine (Olga Kurylenko) qu’est le film : l’amour n’est pas un sentiment, c’est un devoir.
L’amour, c’est devenir un à partir de deux, mais comment faire quand chacun des deux est déjà deux ?
Si A la merveille raconte une histoire, c’est la plus éternelle, la plus élémentaire et la plus universelle : Neil (Ben Affleck) et Marina (Kurylenko) s’aiment à Paris. Elle a une fille d’un premier mariage qu’elle emmène avec elle en Amérique pour vivre avec lui. L’originalité et la poésie tiennent au mode de narration du film, prolongement radical de celui de The Tree of Life : pas ou peu de dialogues, uniquement des bribes de phrases murmurées par les acteurs en off (principalement Kurylenko, elle est partout, elle est merveilleuse) et déconnectées de l’action à l’écran. Ce qui s’opère sous nos yeux relève du mime ou de la pantomime, ou mieux encore du ballet, mais un ballet qui serait rythmé par la musique des mots (des mots de toutes les langues, la Bartlesville du film étant traitée comme une ville-monde, cosmopolite), pas celle des instruments (il est amusant de constater que Marina s’essaie à au moins deux instruments de musique miniatures dans le film, sans insister).
Elle, c’est la femme de toutes les femmes, en tous cas d’un point de vue masculin hétéro : espiègle, enfantine, sensuelle, maternelle, amante. C’est surtout, à première vue, la grâce incarnée. Tout au long du film, elle arpente l’espace, mais au milieu des hautes herbes ou sur les plages du Mont Saint-Michel, elle semble léviter (l’absence parfois prolongée de son in renforce cette sensation de flottement). C’est moins explicite que dans The Tree of Life où Jessica Chastain décollait littéralement, mais presque aussi beau quand elle et lui marchent sur les sables mouvants du Mont Saint-Michel et sautillent, donnant l’impression que le sol est devenu sous leurs pieds la toile tendue d’un trampoline. Pourtant, Neil n’a pas la légèreté de Marina. Il en est même l’antithèse physique. Ben Affleck, quasiment muet, trimballe un corps massif et lourd, terrien, légèrement inquiétant. Comme dans tous les autres films de Malick, il incarne cette figure paternelle potentiellement tyrannique. La dichotomie pourrait s’arrêter là : elle serait la voix (voie) de la grâce, il serait celle de la Nature. Ce n’est heureusement pas le cas car, Marina le remarque elle-même, elle se sent double. Là se niche la complexité amoureuse selon To The Wonder : l’amour, c’est devenir un à partir de deux, mais comment faire quand chacun des deux est déjà deux ? Peut-on être en harmonie, avec soi, autrui et le monde, en étant amoureux ?
Il y a une geste fondatrice dans « A la merveille » comme il y en avait une dans « Le nouveau monde », sauf qu’on y part plus pour fonder une communauté ou une nation, mais une famille.
On en revient aux paroles du prêtre : aimer, c’est beau, mais c’est un travail, long et fastidieux, donc un sentiment fluctuant. C’est un sacerdoce, et à ce titre le parallèle entre le prêtre visitant les indigents de la bourgade et la relation entre Marina et Neil se révèle pertinent. Là encore, le choix du catholicisme apparaît moins prosélyte que nécessaire à la dramaturgie. C’est la religion de la Sainte Trinité, du trois en un, appliqué ici à un pays, les Etats-Unis, dont la philosophie accepte la dualité en chaque Homme. Un, deux, trois : ce n’est pas le pays où il semble le plus facile d’aimer. L’une des grandes beautés d’A la merveille tient au choix de cette contrée comme site principal du récit. Marina accomplit le trajet inverse de Pocahontas dans Le nouveau monde, de l’Europe (centrale en plus, elle est originaire d’Ukraine comme son interprète) vers l’Amérique, mais le déracinement conduit à une fin semblable. Il apparaît rapidement qu’il est plus difficile d’aimer là-bas qu’ici. Il y a une geste fondatrice dans A la merveille comme il y en avait une dans Le nouveau monde (c’est son ampleur, cette traversée de l’Atlantique, qui sublime la relation de couple), sauf qu’on y part plus pour fonder une communauté ou une nation, mais une famille. La difficulté est la même.
Le trajet s’avère symboliquement fort et simple. L’Europe, continent de l’amour, et l’Amérique, continent de la mise à l’épreuve de l’amour. C’est une vision poétique, pas idéologique, car elle permet de représenter dans l’espace l’évolution de la relation entre elle et lui. A la vieille terre, le Mont Saint-Michel, filmé comme l’emblême de l’Amour absolu (la « Merveille » du titre), alors que tout autour de lui prend l’eau de toute part (Il est l’équivalent aquatique de la flamme sur laquelle se termine The Tree of Life). A la nouvelle terre, les champs, la friche, et même les bisons (superbe moment où Affleck et Rachel McAdams, une prétendante, se retrouvent au milieu de bisons parfaitement immobiles comme si ces bêtes étaient les pièces d’un musée vivant). L’Amérique est une page blanche sur laquelle écrire son histoire d’amour alors que l’encre manque.
Si écrit ainsi, cela doit paraître simpliste et abêtissant, c’est sûrement que ça l’est. L’amour est un truc profondément bête, mais dont les voies (voix) restent aussi impénétrables que celles dites du Seigneur, alors qu’il précède l’existence de l’Homme (ne pas oublier le dinosaure compatissant de The Tree of Life, déjà doué de pitié). Malick ne dit pas le contraire. Il a même la naïveté de rappeler que les amours commencent et finissent, mais que l’Amour avec un grand A est éternel. Seulement il le fait avec la cosmicité qui est sienne, à toujours injecter du mouvement dans tout. La durée des plans est courte, le film est très découpé visuellement, le cadre bouge, parce que rien n’est immobile dans l’univers, surtout pas les corps. Celui rendu céleste d’Olga Kurylenko s’impose comme un co-auteur ou un crayon dont se servirait Malick pour animer ses images (l’ouverture est d’ailleurs une séquence la montrant dans le TGV, tournée avec une caméra DV que l’on croit d’abord tenue par elle). Un corps de ballerine, répétons-le, virevoltant à Paris et en Oklahoma, autour duquel se bâtit sous nos yeux A la merveille. Elle est l’amour insaisissable, évanescent, indomptable, oscillant entre deux états-continents, l’idylle d’Europe et la trahison d’Amérique, un idéal qui se révèle perfectible une fois passé à l’épreuve du monde sensible.
A LA MERVEILLE (To The Wonder, Etats-Unis, 2012), un film de Terrence Malick, avec Olga Kurylenko, Ben Affleck, Javier Bardem, Rachel McAdams. Durée : 112 min. Sortie en France le 6 mars 2013.