PASSION de Brian De Palma
Une business woman se laisse prendre au jeu pervers de séduction et de manipulation de sa supérieure hiérarchique : Brian De Palma fait du Brian De Palma qui ferait du Brian De Palma, un film de fan de lui-même destiné à ses fans, à la fois vaniteux et éblouissant.
Ce qui a poussé Alain Corneau vers Crime d’amour, on le suppose, c’était probablement une envie de prolonger les thématiques de Stupeur et tremblements (la cruauté du travail, l’attirance diffuse d’une employée pour sa chef), réalisé sept ans auparavant, et de s’en servir de base pour un thriller. Ce qui a poussé Brian de Palma à faire le remake de Crime d’amour, là nous en étions sûrs, était forcément lié aux motifs hitchcockiens présents dans le film de Corneau : un meurtre, une manipulation, une brune et une blonde. S’il suffisait de réunir tous ces éléments pour convoquer Hitchcock, cela se saurait, mais aux yeux de cet obsédé de Brian de Palma – dont on se demande s’il pense à Psychose à chaque fois qu’il prend sa douche – cela devait bien être suffisant. Après visionnage de Passion, notre erreur saute aux yeux : De Palma n’a pas vu Hitchcock dans Crime d’amour, il s’y est vu lui. Ce n’était pas un écran à ses yeux, mais un miroir, ou ça pouvait le devenir en tous cas. Car Passion ne renvoie plus à rien d’autre qu’à la filmographie de De Palma. C’est l’œuvre d’un maniériste sur son propre maniérisme, d’un cinéaste qui reproduit, dilate et décompose des figures autrefois empruntées, mais qui ne se réfèrent plus qu’à elles-mêmes.
Ce n’est pas une nouveauté dans son œuvre, loin de là même. Celle-ci est jalonnée de films-bilan généralement reconnaissables à la division de leur réception critique et publique, malgré leur dimension ouvertement ludique. L’esprit de Caïn en fait partie, tout comme Femme Fatale, exercice de style tellement revendiqué comme tel qu’il commet l’outrage suprême de se présenter presque tout entier comme un rêve (quelle insolence que de laisser ainsi croire au spectateur qu’il a perdu son temps en regardant une fiction dans une fiction). Passion est un exercice de style sur l’exercice de style. « Je suis ma propre passion » semble-t-il dire. Chaque plan, chaque scène, chaque séquence, cite un film de Brian De Palma, jusqu’à un final enivrant concentrant en une poignée de secondes Pulsions, Le Dahlia Noir et L’esprit de Caïn, voire Redacted. Passion est à son cinéma ce que le ristretto est au café, une quintessence excluant l’amateurisme et réservé aux connaisseurs capables de s’extasier sur l’incroyable richesse des musiques de Pino Donnagio (vingt ans qu’il n’avait pas travaillé pour De Palma, depuis L’esprit de Caïn), sur les décadrages et les éclairages reproduisant la lumière des persiennes dans les scènes de rêves (joie suprême, les personnages semblent rêver de films de De Palma), sur le grand split screen doublé d’une vue subjective et combiné à une scène de douche (qu’est-ce qu’on pourrait encore ajouter ? La vue en plongée d’un escalier en colimaçon ?), la vue en plongée d’un escalier en colimaçon (ah, la voilà), et tant d’autres signes devenus des signatures aux yeux des fans.
De Palma est tout en haut de la pyramide qu’il s’est construit. Après, c’est la chute dans le vide.
Il existe une expression toute faite pour parler de ça : film-somme. Elle est en-dessous de la réalité, il faut en inventer une autre : film-somme-somme, film-film-somme, film-somme-film-somme ? C’est à devenir fou. Il y a même une rousse sulfureuse, changement pertinent par rapport au film de Corneau (une assistante, non plus un assistant), comme si la brune et la blonde ne suffisaient plus. Une autre formule conviendrait sinon : l’œuvre d’un maître au sommet de son art. Insatisfaisant, encore, parce que si De Palma est au sommet de son art, il est passé auparavant par le sommet de l’art d’un autre, Hitchcock. Il est tout en haut de la pyramide qu’il s’est construit. Après, c’est la chute dans le vide. Passion est vaniteux et insolent, une insolence de surdoué, celle de De Palma qui s’est toujours évertué à démontrer qu’il était l’égal d’Hitchock, mais que lui travaillait contrairement à son maître des matières moins nobles, de la série B, du film d’exploitation, afin que le brio infernal de sa mise en scène en sorte accentué par contraste. Passion n’est que brio. Il y a bien une histoire – moins satisfaisante dans sa première partie que dans Crime d’amour, qui était plus clinique et précis sur ce point – mais elle ne fait pas le poids face au formalisme déployé. Les rebondissements plus ou moins judicieux ne pèsent rien face au plaisir de voir se déployer sans arrêt le contenu de la poupée gigogne depalmienne.
Il faut en revanche se garder de croire que ce plaisir repose sur la simple reconnaissance de gimmicks. Passion s’adresse aux initiés, aux passionnés, mais son jeu repose sur un changement permanent de règles prompt à aiguiser l’excitation. Rachel McAdams essayant d’attendrir sa subalterne avec son histoire de sœur jumelle tuée à sa place dans un accident, et c’est Sisters qui revient à la surface, mais que penser en apprenant juste après que la dite sœur n’a jamais existé ? Et ce logo Apple sur lequel s’ouvre le film, gros plan sur le dos d’un MacBook, vrai et beau placement produit, que devient-elle cette pomme croquée au fur et à mesure du film, si ce n’est l’emblème du péché (dans le film, le malheur arrive toujours par les écrans) ? Du lyrisme à partir de rien, c’est ce que créé la mise en scène de De Palma. Il sera possible de ne regarder que ce rien, mais on serait plus inspiré d’admirer le grand tout qui repose dessus.
PASSION (Etats-Unis, Allemagne, France, 2012), un film de Brian De Palma, avec Noomi Rapace, Rachel McAdams, Karoline Herfurth, Paul Anderson. Durée : 100 min. Sortie en France le 13 février 2013.