BLANCANIEVES de Pablo Berger

La petite Carmen se retrouve à la merci de la nouvelle et machiavélique épouse de son père torero, ancienne gloire devenue tétraplégique après avoir été encornée dans l’arène : Blancanieves n’est pas Blanche-Neige, mais le dernier volet d’un triptyque imaginaire qui compterait Les bêtes du sud sauvage et L’odyssée de Pi. Un conte sur la confrontation animale entre l’enfant et le merveilleux, multi-récompensé à San Sebastian et aux Arcs 2012.

Blancanieves réserve une drôle de surprise. Son titre, son héroïne opposée à une marâtre qui veut régner en reine sur son monde, la mention des frères Grimm au générique : tout porte à croire qu’il s’agit d’une nouvelle adaptation du conte. La tromperie se dévoile au bout d’une heure. Carmen, amnésique après avoir échappé à l’homme de main de sa cruelle belle-mère, se retrouve prise en charge par des nains saltimbanques. L’un d’eux fait cette constatation : « une jeune femme et des nains. Comme dans Blanche-Neige ». Le conte de fées ignore la mise en abîme, le réflexif ou le méta. S’il est question de l’œuvre, c’est que nous ne sommes pas dedans, mais autour, dans un monde qui ne l’ignore pas (l’Andalousie des années 1920) et ne fait pas comme s’il rejouait son intrigue pour la première fois. Carmen est amnésique. Pas Blancanieves.


BLANCANIEVES de Pablo BergerLe clou est enfoncé plus tard, quand la petite troupe décide de capitaliser sur le conte. Une nouvelle publicité, peinte sur la caravane, vante la présence de sept nains autour de la belle devenue entretemps une curiosité de la tauromachie. Discrètement, en contrechamp, dans un coin du cadre, l’un des nains compte sur ses doigts et réalise que ses camarades et lui ne sont pas au nombre de sept. Il hausse les épaules : peu importe, finalement. Il se trompe, car faire mine de vivre le conte n’équivaut pas à vivre dans le conte. Il faut garder cela en tête pour expliquer ce qui serait autrement une aberration scénaristique car, oui, Carmen finit par croquer cette maudite pomme. Amnésie ? A-t-elle oublié ce qui doit arriver à Blanche-Neige ? Non, la jeune femme vient de recouvrer la mémoire, en même temps qu’elle récupère la montera de son père (belle image d’ailleurs que ce couvre-chef qui, en même temps qu’elle le revêt, lui restitue ses souvenirs, comme un disque dur rebranché à un ordinateur). Erreur ? L’euphorie du moment brouille-t-elle son jugement ? C’est une possibilité, mais voilà le plus probable : Carmen s’est prise à son propre jeu et à celui du film qui se fait passer pour le conte de fées qu’il n’est pas vraiment. Croquer la pomme pour tomber dans le coma, certes, mais surtout pour en sortir, réveillée par le prince charmant. Carmen mord dans le fruit car elle a oublié – et nous aussi peut-être – qu’elle était dans la réalité, et que dans la réalité, les fins heureuses n’ont rien d’une évidence.

Blancanieves contient la même gravité sous-terraine que L’odyssée de Pi, et la même désillusion finale. Par « désillusion », on n’entend pas « déception », mais bien étymologiquement la « fin du jeu ». Les films de Pablo Berger et d’Ang Lee donnent la même impression : celle de faire mine de nous prendre pour des enfants pendant 90 minutes, avant de nous faire grandir d’un coup, non pas en révélant une supercherie – surtout pas, ce serait cynique et méprisant – mais en nous laissant le choix de croire ou non au merveilleux, en toutes connaissances de cause, sans occulter la dureté du monde palpable. On pense à un troisième film : Les bêtes du sud sauvage de Behn Zeitlin. Par une agréable coïncidence, ces trois là composent un triptyque pertinemment construit autour du pacte de croyance qui lie un spectateur à un film, une jeune personne à la grande qui lui raconte une histoire.

La petite Carmen est éblouie par le récit des exploits de son père toréador, l’invité de Pi écoute avec des étoiles dans les yeux le compte-rendu des péripéties incroyables de son hôte, Hushpuppy apprend de celle qui se rapproche le plus d’une maîtresse d’école que les aurochs dominaient le monde : l’auditeur boit les paroles du conteur, mais jamais celles-ci ne l’enivrent, ou si tel est le cas, cela ne dure pas. Le détour par le fabuleux n’avilit pas, ne rabaisse pas. Tout le contraire : il grandit. Voilà pourquoi nous évoquons le pacte de croyance, et pas celui de crédulité. Le rapport de force est en faveur de celui qui reçoit, comme l’illustrent les confrontations magiques au cœur de chacun de ces films. Hushpuppy fait se prosterner les aurochs, Pi dompte le tigre autant que possible, Carmen contrôle le taureau dans l’arène : les incarnations parfaites du merveilleux, ce sont ces bêtes sauvage capables de s’incliner devant l’innocence, de faire révérence devant ceux qui les respectent plutôt que de les ignorer. La bête retourne toujours d’où elle vient, emportant avec elle le fabuleux, laissant dans son sillage la réalité sournoise. Le protagoniste, lui, revient à son monde trivial chargé de la multitude des opportunités promises par un imaginaire qui n’a rien de divertissant au sens premier du terme, puisqu’il ne fait pas détourner le regard, bien au contraire, mais se propose humblement comme alternative plausible.

La beauté de Blancanieves tient à la délicatesse de cette trajectoire, ouverte par un rideau sur une scène et close par un autre spectacle, plus triste et pragmatique celui-ci, qu’il appartient au spectateur de découvrir. On pense alors à un quatrième film : Parle avec elle. Niché dans le film d’Almodovar se trouve un petit bijou de science-fiction, muet : El amante manguante, l’amant qui rétrécit.


Un phantasme fait cinéma dans lequel un savant rapetisse au point de pouvoir s’introduire dans le sexe de sa promise, pendant qu’elle dort, et s’y fondre comme un sex toy en sucre. Une alternative au coma de l’une des héroïnes – coincidence heureuse, il y a également une femme toréro dans Parle avec elle – et surtout l’expression sublimée d’une réalité autrement plus difficile à accepter, son viol par son infirmier. L’évasion toujours, mais vers le réel. Blancanieves synthétise à la perfection les deux régimes de récits du film d’Almodovar. De L’amant qui rétrécit, il garde le noir et blanc, le muet, le fantastique. De Parle avec elle, il conserve la tauromachie féminine, le coma. C’est ce qui fait que cette fable renferme en elle une si grande tristesse, comme un enfant avec un cœur d’adulte, un Benjamin Button qui aurait traversé toutes les turpitudes du monde mais n’en porterait pas les cicatrices.

BLANCANIEVES (Espagne, 2012), un film de Pablo Berger, avec Macarena Garcia, Maribel Verdu, Daniel Gimenez Calcho, Emilio Gavira, Angela Molina. Durée : 104 min. Sortie en France le 23 janvier 2013.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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