« LES BETES DU SUD SAUVAGE parle du surgissement de la vie »
A tout juste la trentaine, Benh Zeitlin est déjà un réalisateur comblé. Son premier long-métrage, Les bêtes du sud sauvage, lui a déjà valu le Grand Prix du Festival de Sundance, la Caméra d’Or du Festival de Cannes 2012 et le Grand Prix à Deauville US. A raison. Il revient sur la genèse de cette histoire merveilleuse de fillette confrontée à la montée des eaux et aux aurochs géants, sur sa découverte de la Nouvelle Orléans, sa vision du chaos et de la renaissance.
Vous savez ce qu’on dit à Hollywood : ne faîtes pas de films avec des enfants, ne faîtes pas de films avec de l’eau, ne faîtes pas de films avec des animaux. Ces trois éléments sont dans Les bêtes du sud sauvage. Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Quand on m’a dit ça, je l’ai pris comme un défi. Dès qu’on me dit que je ne peux pas faire quelque chose, j’ai envie de le faire ! La présence de ces trois éléments vient du fait que nous cherchions à faire un film pénétré par le chaos, une description d’un monde chaotique. Ce film parle du surgissement de la vie. Je ne voulais donc pas d’une vision trop prudente, même si mon esprit fonctionne comme ça : je fais systématiquement un storyboard. Je termine le script, je le trouve parfait et je dessine tout. Mais si je m’en tenais à ça, je me retrouverais avec un film sans vie. En fait, je suis à la recherche de toutes les choses qui vont détruire mon plan ! Quand on est sur le tournage, si je veux délicatement tourner la caméra vers la droite et que le vent change, que le courant part à gauche, eh bien on ne peut plus faire comme prévu. Il faut trouver une autre manière. Il y a sans cesse des défis à relever, et pour ça il faut beaucoup de sang et de sueur et de muscle. Je pense que ça se retrouve à l’écran. Ça donne au film une saveur différente de celle qu’il aurait eue s’il avait été fait de manière très prudente et construite. Je pense que ces trois éléments sont trois manières fantastiques d’installer le chaos total sur un plateau de tournage.
Comment avez-vous trouvé ces lieux ? Vous les connaissiez avant, ce sont des lieux réels ? Par exemple, le restaurant flottant avec l’enseigne « GIRLS GIRLS GIRLS » est un endroit incroyable. Il existe vraiment ?
C’est nous qui avons créé cette enseigne, mais la plupart des lieux où nous avons tourné sont des endroits que j’ai trouvés, où je suis allé et où je me suis dit : « c’est magique ! ». Le bateau dont vous parlez était vraiment à cet endroit. On allait tout le temps s’y faufiler avec mes amis. On a ajouté un élément pour l’intégrer à l’histoire. C’est ce qu’on a fait pour plusieurs lieux : on a trouvé des endroits qui semblaient venir d’une autre planète et on leur a ajouté un truc, mais en veillant à ce qu’ils conservent leur apparence réelle.
Le début du film est très puissant. Dans un film ordinaire, ce serait la fin. Pourquoi avez-vous choisi de commencer le film de cette façon ?
L’idée a toujours été là. J’aime les gens, les animaux, et de manière générale l’art, qui te sautent à la figure. Pas question d’y aller délicatement, sur la pointe de pieds, pas de détours ni de subtilités. Je veux être vrai, direct, puissant. Le début du film, cette séquence de célébration, était écrite comme ça dès le départ. Pendant le montage, on s’est bien posé des questions, en se disant que peut-être on avait fait trop gros, trop tôt, et que la suite ne serait pas à la hauteur. Mais on a vu que le reste du film était de plus en plus fort et on a décidé qu’on ne pouvait pas avoir peur de ça. Parce que l’esprit du film est un esprit d’audace, de courage. On savait que c’était un choix risqué, mais on a fait cette ouverture aussi grande, bruyante et écrasante que possible. Et on a eu confiance en notre capacité à maintenir cette émotion tout du long.
A vos yeux, en quoi votre court-métrage Glory at Sea et Les bêtes du sud sauvage sont-ils liés ?
Les bêtes du sud sauvage est clairement dans sa continuité. C’est presque un autre chapitre de Glory at sea. C’est le sentiment que j’avais dés le début. Les deux films ont beaucoup d’acteurs, de membres de l’équipe de tournage et de la production en commun. Glory at sea parlait des conséquentes immédiates d’une catastrophe, des moyens de garder espoir dans un moment de deuil post-apocalyptique. J’ai décidé d’emménager en Nouvelle Orléans après ce film. Quand une série de tempêtes s’est abattue, puis l’ouragan Gustav, j’ai réalisé qu’on allait vivre sous la menace constante des ouragans, que chaque année ça arriverait. Qu’on vivait dans un État au bord de la destruction. C’est pour cela que Les bêtes du sud sauvage est le chapitre suivant : après les conséquences immédiates, il s’agit de savoir comment les gens parviennent à rester chez eux, à garder leur attachement à la Louisiane alors qu’elle s’effondre sous leurs pieds. Ce n’est pas une véritable suite, car les histoires n’ont aucun lien, mais c’est la poursuite de cette réflexion : quand j’ai terminé Glory, je n’en avais pas vraiment fini, je n’avais pas dit tout ce qu’il y avait à dire sur la situation et sur les personnages.
La caméra est à la hauteur de votre jeune actrice, plutôt qu’à hauteur d’homme. Est-ce que cela a été étrange pour l’équipe du film ? Qu’est-ce que cela a changé dans le tournage et le montage ?
Cela faisait partie des grandes choses qu’on avait décidées concernant la caméra : le film devait être à sa hauteur parce qu’il est dans sa subjectivité, dans ses yeux. Je ne voulais pas d’un point de vue neutre. Il fallait faire l’expérience du monde du point de vue de Hushpuppy. On a utilisé une caméra « easy rig » avec un harnais, qui pouvait s’abaisser facilement, ce qui a également donné un flottement du cadre, le sentiment d’être « à bord » avec les personnages. L’autre contrainte, c’était de tourner presque entièrement en longue focale. On n’a pas fait plus large que 25, et la plupart du temps c’était en 50, ou 100. Vu qu’on tournait en 16 mm, 25 correspondait en gros à la vision humaine, et 50 à une profondeur de champ faible. Dans mon souvenir, être enfant c’est voir le monde en détails. Les choses les plus petites semblent immenses. Je voulais vraiment que le point de vue soit celui de l’enfant.
Vous vous souvenez de la première fois que vous avez rencontré votre jeune actrice ? Que vous êtes-vous raconté tous les deux ?
Elle avait été rappelée pour une seconde audition. Quand elle est entrée, elle était extrêmement calme, avec un regard absolument féroce. Je lui disais de faire quelque chose, elle ne répondait pas, je ne savais pas si elle m’avait compris ou pas ! Et puis elle faisait la scène et on voyait qu’elle avait tout écouté. Elle était très jeune, elle avait cinq ans. C’était une audition très calme mais incroyablement intense. On a vu 4000 enfants, et presque tous jouaient pendant qu’ils parlaient, mais dès que leur réplique était terminée, ils cessaient de jouer. Ils exprimaient une émotion qui disparaissait dès la fin de leur ligne de dialogue et qui ne revenait qu’ensuite. Tandis qu’elle, les moments entre ses répliques étaient tout aussi intenses que ceux où elle parlait. On a compris qu’elle s’imprégnait vraiment de l’émotion de son rôle. On le voyait dans ses yeux, même quand elle était silencieuse qu’elle n’arrivait pas à parler ou à se rappeler son texte. Elle y réfléchissait à fond. Je n’avais jamais vu ça chez un enfant auparavant.
Lui avez-vous raconté toute l’histoire du film ou lui avez-vous caché certains éléments ?
Elle connaissait toute l’histoire. On lui a lu le script. Je lui ai raconté l’histoire comme si c’était un conte : « Il était une fois une petite fille qui s’appelait Hushpuppy et qui vivait dans une maison avec son père ». Je lui racontais toute l’histoire pour qu’elle comprenne le trajet du personnage. On a essayé de tourner le plus possible chronologiquement, mais au final beaucoup de choses ont été tournées dans le désordre. Elle avait donc besoin de pouvoir « sauter » d’un point à l’autre de l’arc du personnage, de comprendre où elle en était dans son histoire. Quand on a une actrice de six ans, on travaille d’une manière assez « microscopique », parce qu’elle ne pouvait pas se souvenir de tout tout le temps. Mais elle comprenait où elle en était parce qu’elle se souvenait de l’histoire que je lui avais raconté.
Comment avez-vous travaillé sur la musique du film ? Est-ce que les figurants sont de vrais musiciens du bayou ?
La musique a été en grande partie enregistrée à New York, mais nous sommes descendus en Louisiane pour enregistrer le groupe de musique cajun que l’on voit dans la séquence d’ouverture. La bande originale a été conçue en collaboration avec Dan Romer. On s’est inspiré de la musique instrumentale cajun. On a cherché des instruments traditionnels du Sud et de l’Ouest de la Louisiane. Puis on l’a écrite ensemble et enregistrée dans une sorte de cave à New York, un instrument à la fois, et on a fini par obtenir le son d’un groupe complet.
L’idée des aurochs est-elle apparue dès le départ ou y avez-vous pensé pendant l’écriture ?
Les aurochs ont toujours été là. Ils viennent de la pièce originale (NDA : Juicy and Delicious) dont s’inspire le film. La pièce parle de Hushpuppy et de Wink, de leur relation père/fille. Il tombe malade, et plus sa maladie gagne, plus l’apocalypse se rapproche. Il y avait un traitement très surréaliste. Ça n’avait rien avoir avec la Louisiane, ni avec l’eau ou les tempêtes. Cette partie est venue d’une histoire que moi j’écrivais, et le film est une combinaison de ces deux choses. Dans la pièce, les aurochs étaient des abstractions. Il y avait des gens qui entraient sur scène avec des costumes de ballerine rouges et se mettaient à danser, et ils symbolisaient les aurochs. Mais quand on a traduit ça à l’écran, vu que le film est très organique et qu’il parle de notre relation à la terre, à la nature, aux animaux, on n’a pas voulu quelque chose d’abstrait, ni même utilisé la technologie. On voulait que ce soit de vrais animaux. C’était au tout début. J’avais décidé de raconter une histoire de domestication, de bataille pour dompter la nature.
Comment avez-vous travaillé avec la personne en charge des effets spéciaux pour la création des aurochs ?
C’est un autre réalisateur qui a travaillé là-dessus : Ray Tintori, l’auteur d’un superbe court-métrage, Death to the Tinman. Il a conçu le design des aurochs et les plans sur eux avec une équipe à part. Je lui ai laissé beaucoup de liberté. On ne savait pas vraiment comment on allait le faire, ni si ça allait fonctionner. J’avais écrit ces scènes, mais elles devaient être repensées en fonction de ce que les animaux pourraient faire. Ce travail s’est déroulé pendant qu’on produisait le film, puis on a pris une semaine pour travailler uniquement sur ces plans avec effets spéciaux. 80 ou 90% des plans sur les aurochs ont été filmés « en vrai ». On a utilisé le fond vert une seule fois, à la toute fin du film, quand les aurochs rencontrent la petite fille. En dehors de ça, on a abordé les effets spéciaux à l’ancienne.
Quels sont les réalisateurs qui vous ont influencé pour le film ?
Le plus important à mes yeux est Emir Kusturica, surtout Underground et Chat noir, chat blanc. Le monde qu’il représente est très réel, mais il y a comme un esprit lyrique à l’intérieur de ce réel, qui s’y intègre de manière très fluide. J’aime l’impression de chaos que dégagent ses films. Cette manière qu’il a de permettre à la vie réelle de s’engouffrer dans de grands récits mythiques a beaucoup influencé le film.
Il y a une image que l’on voudrait vous montrer : elle vient de Princesse Mononoké, de Hayao Miyazaki.
Avez vous vu ce film ? Il parle d’une fille qui doit dompter la nature sauvage pour se sauver et sauver la nature elle-même.
Non, je n’ai jamais vu ça. C’est fou ! Il va être furieux contre moi.
Propos recueillis par Christophe Beney
Traduction et retranscription par Anna Marmiesse
Illustrations extraites du beau Tumblr du film Welcome To The Bathtub
Retrouvez ici notre évocation de la puissante ouverture du film et là notre parallèle entre Bronx et Sud sauvage à Cannes 2012
La sortie dans les salles françaises des Bêtes du sud sauvage est prévue pour le 12 décembre 2012.