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Les yeux rivés à l’écran et l’accréd autour du cou, un regard unique sur un festival atypique… Yann Kerloch revient sur le festival de Jeonju en Corée, sur l’éviction rocambolesque de son programmateur et sur la première mondiale, plusieurs mois avant Locarno, du triptyque « Digital projects » coréalisé par Ying Liang, Raya Martin et Vimukthi Jayasundara.
Il a fallu beaucoup de temps pour revenir sur le festival de Jeonju (JIFF), qui se déroulait fin avril 2012. Il était difficile de savoir quoi penser de cette édition, ce qui fait aussi de ce compte-rendu une réflexion sur les marges de liberté qu’ont les auteurs et les programmateurs. S’il y eut des joies, j’ai aussi éprouvé de franches déceptions cinématographiques à Jeonju, et quand on est déçu par un ami, il n’est pas évident de le dire. Je cherchais alors la façon la plus constructive de critiquer, et aussi les raisons, finalement, de donner à espérer. Et puis, alors que mon compte-rendu commençait à se mettre en place, est survenu un événement qui bouleversa le festival. Le programmateur du festival, Yoo Unseong a été démis de ses fonctions, le 5 juin dernier, un petit mois après la fin de l’édition 2012. La valse des programmateurs dans les festivals de cinéma, c’est courant, mais je n’avais jamais entendu une histoire de limogeage pareille. C’est devenu une énorme polémique, le site coréen de référence « Naver Cinéma » l’a d’ailleurs classé troisième événement cinéma le plus important depuis le début de l’année en Corée ; il est précédé par l’explosion du téléchargement illégal et une autre histoire de limogeage qu’ils mettent en parallèle, celui de Lee Myung-se, réalisateur de Sur la trace du serpent (1999) viré du tournage de son film Mister K par CJ Entertainment.
Les raisons d’un limogeage ? Il est arrivé en retard à la conférence de presse, il a dit du mal de Busan, etc.
Cette polémique qui a agité Jeonju a occasionné de nombreux articles et manifestations de soutien. Yoo Unseong n’a pas décoléré depuis le mois de juin, que ce soit sur son compte Facebook ou via un blog créé pour l’occasion, les raisons de son éviction étant à l’évidence scandaleuses. Le directeur du JIFF a cité cinq raisons pour légitimer son limogeage, toutes plus ahurissantes les unes que les autres : un impayable « il est arrivé en retard à la conférence de presse » ou l’absurde « le programmateur Yoo Unseong a critiqué sans fondements le Festival international du film de Busan ». Ce qui serait faux, Busan ne s’étant jamais plaint de quoi que ce soit… Et de toutes façons, quel festivalier ayant déjà fréquenté le festival de Busan ne le critiquerait pas ? Busan, ce festival girouette qui change ses lieux et la moitié de son staff chaque année… Mais après ces justifications gaguesques, viennent les vraies raisons. Yoo Unseong ne serait pas le meilleur serviteur de la presse locale de Jeonju. Une poignée d’anecdotes minables ont été avancées mais, là encore, qu’importe : tout évènement international doit gérer une presse locale qui ne voit pas toujours nécessairement plus loin que l’autre côté de sa rue. Je ne connais pas la presse locale de Jeonju, mais je ne vois pas ce qui pourrait le rendre plus intelligente que la presse nationale coréenne, déjà affligeante. J’ai fréquenté pas mal de festivals, je connais assez bien celui de Jeonju, et un peu Yoo Unseong, sa réputation excellente à l’étranger, son expérience de programmateur. C’est à dire aller négocier, au turbin, dans les marchés du film du monde entier, au cœur de la concurrence impitoyable des festivals pour se partager les quelques rares bons films. Tout ça avec un budget que le programmateur ne maitrise jamais. Argent qui en plus a toujours fait défaut à Jeonju, et encore plus en 2012, année de disette évidente.
Tout bon festival se fait avec trois choses : un bon programmateur, du fric et une ville pour le soutenir. A Jeonju, le bon programmateur doit faire un peu sans les deux autres composantes. C’est dans ce contexte qu’une presse locale s’est visiblement érigée en décideur majeur de l’avenir d’un festival international, le deuxième de Corée. Qu’il y ait d’autres raisons à ce limogeage, d’autres querelles internes, c’est évident. Le limogeage a créé des tensions inévitables dans l’équipe, et si Yoo Unseong a finalement déposé les armes et accepté de quitter le festival, il n’a jamais accepté les raisons invoquées mais a dû constater que la situation créée autour de lui ne permettait plus un fonctionnement sain pour le JIFF. Vaincu par le scandale, le directeur du festival, de son côté, a eu la décence de démissionner. Reste qu’il a maintenu ses allégations et qu’être fier de céder à des caprices de la presse locale n’en demeure pas moins pathétique. On demanderait maintenant à un programmateur d’être aussi organisateur de galas people et chef de la com’. Alors que le problème principal est ailleurs : nombre de films sont décevants, certains réalisateurs font se qu’ils peuvent, quand d’autres se fichent ouvertement du monde. Que peut y faire un programmateur ? C’est l’autre sujet fort de Jeonju sur lequel je voulais revenir : le sentiment que le cinéma d’auteur indépendant, celui qu’on voit dans des festivals « médians » comme Jeonju (ou Locarno, Nantes, Rotterdam, etc.), offre parfois un visage désolant. Il y a heureusement toujours quelques films pour donner espoir.
Au-delà de L’été de Giacomo (Alessandro Comodin), grand succès de cette édition, ce fut aussi l’occasion de voir une tendance se confirmer en Corée : le cinéma d’animation apporte des histoires inédites et une esthétique visuelle vraiment singulière. Badak, en Compétition, est un film réjouissant, porté par un excellent pitch : l’histoire d’un poisson pêché dans la mer, qui atterrit dans l’aquarium d’un restaurant de sushi et va tenter de retourner à la mer, de « rentrer au pays ». Visible depuis son aquarium, la mer est à quelques mètres seulement, autant dire l’autre bout du monde. Ce pitch donne un foisonnement d’idées merveilleuses. Le petit héros trouve dans l’aquarium une communauté de poissons avec différents vécus, certains n’ayant connu que l’élevage industriel. Ils cultivent tous une religion de la fatalité, puisque l’un d’eux est régulièrement choisi pour finir dans une assiette. Ils font les morts dès que la main plonge dans l’aquarium. Ils essaient de sauter dans celui d’à côté mais des crabes les y attendent… Heureusement, Badak a appris la langue des crabes dans la mer. Il parle aussi le langouste, par exemple. Voici assurément l’un des grands scénarios de l’année. Le film est, de plus, très beau graphiquement. Trop court (une grosse heure), il s’égare aussi parfois en intégrant des chansons qui tombent comme une arrête dans le plat. Mais c’est un film qui a pris des années à se faire, hors des grands studios, alors chapeau !
Si le travail d’un programmateur, pour revenir au débat précédent, est de choisir un film comme celui-ci et de décider qu’il s’agirait du seul film coréen de la compétition, alors oui, c’est du très beau travail. Car aucun autre film de la production nationale ne valait Badak cette année. Et ce que l’on pu voir d’intéressant après Jeonju, tel Eunkyo par exemple, ce sont des films très commerciaux, d’auteurs confirmés, parfaits pour des soirées de gala. Mais les majors coréennes qui produisent ces films se moquent bien des festivals. Autre problème de tout programmateur: il prend ce que l’on veut bien lui donner.
Imaginez Terrence Malick qui ferait du Apichatpong Weerasethakul après avoir fumé de l’herbe avec un moine Tibétain.
On a bien vu quelques fulgurances chez d’autres réalisateurs à Jeonju, mais leur absence cruelle de moyens ou leur envie de tout faire trop vite, donne des films pour le moins décevants. C’est le cas de Lee Sangwoo avec Fire In Hell ou des frères Kim Gok et Kim Sun. Les Kim sont venus avec deux courts-métrages, des objets pas franchement aboutis. L’un, Comedy, aurait mérité d’être plus développé et l’autre, Solution, est au contraire trop long. Dommage, car les deux projets reposent sur d’excellentes histoires, en particulier le second, parodie de télé-réalité tournant autour d’un gamin qui mange de la merde, que de la merde, celle que pond toute la famille. Ces frangins-là n’ont pas encore la notoriété qu’ils méritent, étant donné leur talent explosif. Park Jung-Bum, qui fit sensation en 2011 avec Le journal de Musan (primé à Rotterdam, Deauville ou Tribeca), était de retour avec un drôle de film… pas très présentable : la première moitié d’un long-métrage en cours, intitulé One Week. Ça s’arrête sans prévenir, à un moment d’évidence pas conçu pour être une fin. Et le réalisateur ne s’en est pas caché. Le film est une commande et on touche ici au problème inhérent à ces films de commande, pensés pour des thématiques (comme Paris Je t’aime, Chacun son cinéma, etc.) ou pour des festivals (ils s’y mettent tous) : ils ne sont que rarement satisfaisants. En ayant appris auprès de réalisateurs ou de producteurs comment ces films sont développés, on comprend sans mal que le résultat soit bâclé. Les réalisateurs ont aussi peu de temps qu’ils n’ont de budget pour rendre leur copie, qu’ils acceptent de faire pour diverses raisons.
Jeonju finance chaque année trois « Digital Project », des courts métrages qu’ils commandent à trois réalisateurs. Celui qui en a le mieux profité pour se mettre en avant est le Sri Lankais Vimukthi Jayasundara (La terre abandonnée, Chatrak). Il a offert un fabuleux délire filmique, d’une ambition folle : Light in the Yellow Breathing Space. Imaginez Terrence Malick qui ferait du Apichatpong Weerasethakul après avoir fumé de l’herbe avec un moine Tibétain. Le sens du rangement n’est pas le fort du film, mais on est ébloui et… qu’est-ce qu’on se marre ! Le chinois Ying Liang, lui, a fait ce qu’il a pu, il a pris l’argent pour finir un projet de long métrage audacieux, When the night falls. Il brouille les frontières entre documentaire et fiction, et son projet lui attira les habituels tracas politiques des réalisateurs chinois qui osent l’ouvrir. Ying Liang démontre une recherche évidente de la distance idéale, de la longueur juste, soit une démarche de réalisateur qui excuse sa transgression de la règle, puisqu’il était censé utiliser l’argent pour faire un court-métrage. Il y a donc d’un côté ces réalisateurs qui font de leur mieux en s’excusant d’avoir un peu triché, et puis il y a les autres, ceux qui font ce qu’ils veulent et se moquent bien des spectateurs ou même de leur producteur. Le troisième film « Digital project », The great cinema party, se rapproche d’un opportunisme d’enfant gâté, faussement rebelle, avec un détestable côté « prends l’oseille et tire-toi ». Et déprimant, puisque cela provient de quelqu’un que j’estimais assez : Raya Martin, auteur d’un beau film, Independancia. Il faut décrire la chose pour la replacer dans ce débat sur la marge de manœuvre d’un programmateur. Imaginons la tête dudit programmateur en recevant le résultat de la commande faite à ce réalisateur qu’il estime.
Prendre l’argent d’un festival comme Jeonju et leur rendre un film potache irregardable, cela peut passer pour une attitude punk, capable d’en faire marrer certains. Pas moi. Disons que ça aurait pu me faire marrer si ça avait été financé par L’Oréal…
La première partie de cette Great cinema party est un assemblage d’images d’archives sans aucun son, et sans aucun sens non plus. On y raconte vaguement des bribes d’éléments sur l’Histoire des Philippines. Quinze minutes de foutoir sans son, donc. Puis s’ensuivent plusieurs dizaines de minutes, peut-être filmées avec un téléphone portable (le son est encore plus atroce que l’image), éventuellement dans un état d’ébriété avancé. Un groupe d’amis du réalisateur est venu le voir aux Philippines (on reconnaît certains noms, l’un d’eux était même présent au festival, oui, ce sont assurément ses potes). Alors ils visitent, ils font la fête, ont des discussions de fêtards intellectuels bourrés, comme on en a tous fait. Mais il n’y a pas une seconde, pas un dialogue d’intéressant. Et puis ils terminent en dansant sur de la techno. Ça devient noir, et les dernières quinze minutes se limitent à la seule musique, de la musique techno basique de soirée dance. On a pigé le truc : une première partie sans son, une deuxième avec du son et images « brutes », une dernière sans images. Tout un résumé du cinéma, c’est bien ça ? Pourquoi pas, mais sur une quinzaine de minutes au total, dans ce cas. L’opportunisme est d’avoir étiré The Great cinema party sur plus d’une heure, dans le but d’en faire un long-métrage et de pouvoir s’en vanter. Le film en devient sélectionnable en festival, parmi les longs, sur le seul nom du réalisateur comme cela arrive souvent. Si j’ai dit « prends l’oseille et tire-toi » plus haut, c’est qu’à voir le film, on se demande vraiment où est passé le budget, si ce n’est dans la soirée et l’invitation des potes. Prendre l’argent d’un festival comme Jeonju et leur rendre un film potache irregardable, cela peut passer pour une attitude punk, capable d’en faire marrer certains. Pas moi. Disons que ça aurait pu me faire marrer si ça avait été financé par L’Oréal…
C’est un autre souci dont aurait pu se passer un festival comme Jeonju : que des fidèles du festival se moquent de lui et donnent une image détestable de « l’auteur ». Et voici encore un exemple des vrais problèmes d’un programmateur. Même avec une commande faite pour se caler à la perfection dans une programmation, des réalisateurs réussissent à rendre quelque chose d’inclassable : trois films pour trois heures au final, soit deux séances au lieu d’une. Voilà comment le principe même de ces « Digital projects », lancé par Jeonju il y a plusieurs années, alors précurseur, se retrouve fragilisé par la faute d’un réalisateur ou d’un autre. Le programmateur devrait-il alors, en plus, se muer en producteur ? Est-ce justement une erreur qu’un festival en vienne à financer des films ? Ce sont là les vraies questions. Un programmateur doit-il encore s’évertuer à trouver dix bons films coréens alors qu’il n’y en a même plus dix de bons sur une année entière ? Faut-il présenter des films d’auteurs forts alors que le financement ne suit pas ou bien inviter des grands réalisateurs ? Ces questions me paraissent plus cruciales que des querelles de presse locale.
Alors oui, sur ses écrans, l’édition 2012 de Jeonju était parfois décevante. Mais le programmateur a fait de son mieux pour faire émerger les vrais films. Et, de toute façon, Jeonju demeure un havre de bonheur pour tous les artisans du cinéma indépendant. Cette année, une soirée improvisée dans la rue, assis sur des caisses de bières, à refaire le monde avec pas moins de cinq nationalités représentées, cela permet de se souvenir du dernier job d’un programmateur, et peut-être le principal : susciter des rencontres.
La 13ème édition du Festival de Jeonju s’est déroulée du 26 avril au 4 mai 2012.