DE ROUILLE ET D’OS de Jacques Audiard
Pêchant par manque d’humilité et courant trop clairement après le chef d’œuvre, Jacques Audiard oublie le cinéma en cours de route et livre un film trop timoré pour toucher.
Reconnu dès son premier film comme un cinéaste doué avec lequel il faudrait compter pour les décennies à venir, Jacques Audiard n’a cessé depuis de mettre en pratique son amour du « storytelling » et son sens du cadre avec une exigence constante. Les enjeux de son cinéma, eux, ont nettement changé en six films, Audiard n’a cessé de jouer aux vases communicants entre l’importance des mots et celle des images. Entre le très écrit Regarde les hommes tomber, qui semblait l’ériger en héritier moderne de son père, et ce pictural De rouille et d’os, il y a vingt années de travail et surtout un sacré fossé.
Pour Audiard, désormais, la caméra fait à la fois office de stylo et de pinceau, les sensations et sentiments étalés à l’écran remplaçant les fameuses trames « polardeuses » auxquelles il nous avait habitués. De rouille et d’os va chercher du côté de la tragédie et de la chronique à dominante sociale, préférant s’attarder sur les meurtrissures de ses protagonistes plutôt que d’en faire les pivots d’une véritable intrigue. C’est à la fois sa force et son énorme limite : se sachant adulé, Jacques Audiard livre un grand film péremptoire, apposant lui-même sur chaque plan une jolie estampille « chef d’œuvre en puissance ». On ne remettra pas en cause la sincérité du grand Jacques, qui semble aimer passionnément ses personnages ; en revanche, son obsession du grand film, qui parasitait déjà Un prophète, finit par devenir encombrante.
De rouille et d’os rate justement sa course à l’émotion et au grand cinéma, la faute à un réalisateur trop soucieux d’éviter les nombreux pièges se dressant sur sa route : filmer une handicapée sans verser dans le chantage aux sentiments ; faire de son héros boxeur un type admirable mais pas trop (mais quand même un peu) ; ne jamais avoir l’air de tendre la main au public. Surtout ne rien céder, car la Palme d’Or se mérite. Mais voilà : faire un film, ce n’est pas seulement slalomer entre les obstacles. C’est aussi livrer sa vision du monde, donner un peu de soi dans ses films, laisser le grain de sable faire grincer les rouages. Sous ses apparences de long-métrage écorché vif, De rouille et d’os ressemble surtout à l’œuvre d’un « control freak » manquant d’humilité.
Reste que, considéré élément par élément, De rouille et d’os est une nouvelle fois irréprochable. Acteurs parfaitement choisis et dirigés, sens inné du cadre, refus de limiter la musique à un objectif purement illustratif… Audiard est un très grand professionnel qui manque juste un peu d’humanité pour faire réellement vibrer. On peut toutefois noter une certaine maladresse dans sa tentative d’incorporer à son scénario un fait divers social, avec le fliquage vidéo des salariés d’une entreprise qui tombe comme un cheveu sur la soupe. Émotionnellement chargé, le dernier quart d’heure touche enfin juste par sa façon d’expliquer que l’on peut vivre avec des stigmates, les accepter et poursuivre son existence comme si de rien n’était. Une leçon dont Jacques Audiard devrait tirer des enseignements : son cinéma gagnerait en beauté pure si, plutôt que d’observer les cicatrices des autres avec une compassion toujours mesurée, il daignait enfin assumer les siennes.
DE ROUILLE ET D’OS (France, Belgique, 2012), un film de Jacques Audiard, avec Marion Cotillard, Matthias Schoenaerts, Corinne Masiero, Bouli Lanners. Durée : 120 min. Sortie en France le 17 mai 2012.