Lisons un peu en attendant la compétition cannoise
Sauf ultimes ajustements, huit des films en lice pour la Palme d’Or sont adaptés de romans ou de pièces de théâtre. Une aubaine pour les impatients comme pour les non-festivaliers, libres de tromper l’attente ou de compenser en découvrant les bouquins qui, cette année, contribueront à faire les histoires de Cannes.
Le troisième film d’Andrew Dominik, Killing them softly, s’inspire de L’Art et la manière de George V. Higgins. Un roman que seuls les lecteurs anglophones pouvaient découvrir jusqu’ici. Michel Lafon vient heureusement de réparer l’injustice, puisque le polar est disponible en France depuis la mi-avril. Il s’articule autour de Jackie Cogan, homme de main de la mafia chargé d’enquêter sur le vol qui s’est déroulé lors d’un tournoi de poker clandestin. Higgins aime écrire des héros à la Mitchum, cinglants et désabusés, et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Peter Yates a adapté son roman Les copains d’Eddie Coyle en 1973… avec Mitchum lui-même dans le rôle principal. Reste à savoir si Andrew Dominik conservera le ton et l’humour du livre, lui qui n’est pas un spécialiste de la franche rigolade.
On redoute déjà de découvrir The paperboy, deuxième film de Lee Daniels après un Precious qui en avait bouleversé certains et consterné tous ceux qui lui reprochaient son misérabilisme. Sauf que Daniels adapte ici Paperboy de Pete Dexter, dont les romans ont aussi inspiré la mémorable série Deadwood. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, le pitch fait froid dans le dos : après l’exécution d’un homme jugé coupable du meurtre d’un shérif, deux journalistes d’investigation de Miami sont lâchés dans la campagne profonde pour rouvrir l’enquête à leur manière. Polar rugueux ou laborieux plaidoyer contre la peine capitale ? Ni l’un ni l’autre, selon les critiques littéraires : salué de façon unanime, Dexter dissèque avant tout les douteux rouages d’une justice trop influençable.
Il est rare qu’un cinéaste décide d’adapter un recueil de nouvelles. Oui, un recueil entier. C’est pourtant le pari tenté par Jacques Audiard, à qui on ne peut pas reprocher de faire dans la facilité. Pour De rouille et d’os, son sixième long-métrage, Audiard s’est attaqué à Un goût de rouille et d’os, du canadien Craig Davidson. Point commun des différentes nouvelles : un intérêt prononcé pour les personnages brisés, tant moralement que physiquement. Boxeur aux mains fracturées, dresseuse d’orque victime d’un terrible accident… Protégé de Palahniuk et Ellis, Davidson ne s’apitoie pas : il tape dur, se fait brutal et amer, et livre une galerie riche en aspérités. Que deviendront-elles une fois passées à la patine Audiard ?
Tout aussi sombre mais bien plus nébuleux, le Cosmopolis de Don DeLillo a inspiré David Cronenberg, dont la première collaboration avec Robert Pattinson laisse entrevoir un retour saisissant vers des thématiques appartenant à d’autres parties de sa carrière. Cosmopolis est un roman chaotique, d’une noirceur redoutable, sur le rapport de l’homme à l’ordinateur, à la ville et aux autres. Spécialiste en matière de prédiction des cours de la bourse, le héros du film et du livre s’enferme dans une spirale autodestructrice qui le confronte enfin à la notion de doute et pourrait le conduire à sa perte. Irrespirable, parfois abscons, le roman est aussi vertigineux que son titre : il tourne autour d’un être gobé par le capitalisme dévorant qui a transformé les villes en bizarres déserts surpeuplés. Seul Cronenberg pouvait oser cette adaptation.
À mille lieues de cet univers glacé et hi-tech, Lawless de John Hillcoat, intitulé auparavant The Wettest Country in the World, titre original de Pour quelques gouttes d’alcool, le roman de Matt Bondurant, se situe à la fin de la prohibition, dans la Virginie des années 30 où trois frères planteurs de tabac ont bien profité de la demande croissante d’alcool. Parallèlement, Bondurant dresse un bilan de l’essor du capitalisme industriel à travers l’enquête menée par un journaliste de renom sur un gigantesque procès pour trafic d’alcool. Dans la distribution, nulle trace du personnage du journaliste : le scénario écrit par Nick Cave ferait-il abstraction de cette partie du roman pour se focaliser sur les frères Bondurant, incarnés par Shia LaBeouf et Tom Hardy ?
L’adaptation la plus libre du lot semble être celle effectuée par un jeune mec nommé Alain Resnais, dont le Vous n’avez encore rien vu se réclame de Jean Anouilh et en particulier d’Eurydice. Au centre des deux œuvres, une troupe de théâtre. Chez Anouilh, Eurydice est une actrice bientôt renversée par un bus mais pouvant être sauvée par M. Henri, un commis-voyageur qui n’est autre que le Destin. Chez Resnais, un homme de théâtre fait convoquer après sa mort l’ensemble des comédiens ayant interprété différentes versions de la pièce Eurydice. Deux Eurydice (Sabine Azéma et Anne Consigny) côtoient ainsi deux Orphée (Pierre Arditi et Lambert Wilson). M. Henri, lui, est incarné par Mathieu Amalric… Le film ressemble tellement à un étrange jeu de piste autour de la pièce d’Anouilh que l’on conseillerait volontiers aux festivaliers de la lire avant la projection.
Sans doute moins fantaisiste, le nouveau Cristian Mungiu, Beyond the hills, s’inspire des « romans sans fiction » de Tatiana Niculescu Bran. En 2005, la journaliste roumaine a mené une longue enquête sur la mort d’une jeune novice des suites d’un exorcisme ayant mal tourné. Le scénario de Mungiu semble se détacher en partie de cette histoire d’exorcisme, mais prend place dans le même couvent orthodoxe. Les écrits de Tatiana Niculescu Bran sont hélas introuvables, que ce soit en anglais ou en français. Si un gentil traducteur roumain pouvait mettre la main dessus et en faire profiter le reste du monde…
Last but not least, le plus connu des romans adaptés cette années n’est autre que Sur la route, oeuvre emblématique de la beat generation menée et créée par Jack Kerouac. Arlésienne cinématographique (on ne verra jamais Coppola mettre en scène l’adaptation écrite par Russell Banks), le film voit enfin le jour grâce à (ou à cause de ?) Walter Salles. Écrit en trois semaines, d’une grande spontanéité et d’une liberté folle, le roman de Kerouac reste aujourd’hui encore un incontournable, ne serait-ce que grâce à son style, imperméable semble-t-il à l’usure du temps. Les premières images du film de Salles laissent entrevoir une resucée à la sauce hipster qui pourrait bien passer à côté de l’essence même du roman. Et si sur ce coup-là les lecteurs restés chez eux étaient plus chanceux que les festivaliers ?