EXTREMEMENT FORT ET INCROYABLEMENT PRES de Stephen Daldry
Après la mort de son père dans les attentats du 11 septembre, un jeune new-yorkais se met en quête de la serrure que doit ouvrir une clé trouvée par hasard dans les affaires du défunt : Stephen Daldry rouvre les plaies cicatrisées du 9/11, verse du sel dessus, ajoute une bonne rasade de vinaigre et semble croire que ça aidera à les faire disparaître. Il est bien le seul.
Tout le monde se souvient des conséquences immédiates de la diffusion ad nauseam des images de la destruction du World Trade Center : retrait des tours jumelles des bandes-annonces et longs-métrages en postproduction, mise en sourdine des films-catastrophe dans les vidéoclubs, les cinémas et la télévision, etc. Ces précautions, prises spontanément et sans concertation globale outre-Atlantique, parurent le plus souvent superflues aux yeux des observateurs européens, soit parce qu’elles présupposaient une équivalence absurde entre fiction et réalité (combien de fois pourtant avons-nous lu en France à propos du 11 septembre que « la réalité venait de dépasser la fiction » ?), soit parce qu’elles niaient implicitement les prédispositions du cinéma à l’exorcisme, sa formidable capacité à catalyser le deuil quand ses outils se trouvent entre de bonnes mains, son devoir de répondre présent là où l’Histoire l’appelle, comme il l’a fait récemment au Japon (après Himizu à Venise, trois nouveaux films sur le tsunami de mars 2011 et ses conséquences sont présentés à Berlin). Ne manquait qu’une dose d’anti-américanisme forcément primaire sur le mode du « Hollywood s’arroge le droit de représenter les malheurs des autres, mais pas les siens, comme si les vies américaines avaient plus de valeur que les autres », pour crier au scandale.
Dix ans après, Extrêmement fort et incroyablement près prouve qu’Hollywood avait raison. Sa seule erreur a été son timing. Au lieu de se focaliser sur le court terme, c’est sur le long terme qu’elle aurait dû exercer sa vigilance. Elle nous aurait ainsi évité cette anachronique adaptation du roman de Jonathan Safran Foer (2005) qui fait tout comme si les attentats venaient d’avoir lieu, comme si Ground Zero était toujours une béance et pas encore un chantier.
Le problème d’Extrêmement fort… n’est pas de montrer des événements se déroulant dans la foulée du 9/11, il est de faire semblant d’en être le contemporain. Pour avoir une idée de l’effet produit, imaginez un importun qui viendrait vous rappeler avec insistance à quel point un être cher décédé il y a dix ans vous aimait, vous chérissait, vous protégeait, alors que vous, vous êtes passé au travers de ce processus indispensable à la survie qu’est le deuil. Ce serait douloureux, cruel et indécent. Extrêmement fort… est tout cela à la fois. La douleur, la cruauté, l’indécence n’ont-elles pas le droit d’alimenter un film ? Bien sûr que si, mais il faut pour cela l’assumer.
Il y en a de la méchanceté dans l’histoire racontée par Stephen Daldry, dans cette mère égoïste dans la douleur (Sandra Bullock), dans ce grand-père muet qui a fait de la lâcheté son seul trait de caractère (Max Von Sydow), et surtout dans cet enfant (Thomas Horn) qui aimait plus son père que sa mère. Il est là le nœud terrible et inavouable du film. Ce garçon a fait ce que tout le monde se refuse normalement à faire : il a choisi entre son père et sa mère, jusqu’à préférer le premier, même mort, à la seconde pourtant toujours vivante, jusqu’à soustraire à sa mère les dernières paroles du défunt enregistrées sur un répondeur auquel lui seul à accès, jusqu’à constituer dans un recoin caché de l’appartement un autel à la mémoire du père auquel il se réserve l’accès.
Ce recoin caché, matérialisation pourtant belle et simple de la partie la plus sombre de la psyché du héros, ne joue pas le rôle qu’il devrait, parce que Daldry se fait encore une fois un devoir de ranger tout ce qui fait désordre. C’était déjà le cas dans The Reader, où la liaison entre un adolescent et l’ancienne surveillante d’un camp d’extermination s’édulcorait jusqu’à faire de la femme criminelle une pauvre irresponsable, la victime du système nazi au même titre que les Juifs, et par extension, la preuve vivante que la Shoah était autant affaire de bêtise que de haine. Extrêmement fort… n’écœure pas autant, tout du moins pas idéologiquement. Narrativement c’est autre chose, principalement parce qu’il s’appuie sur un triple rebondissement, dont le premier suffit à lui seul à illustrer le problème. L’enfant n’a pas deux messages téléphoniques de son père – des appels passés alors qu’il était coincé dans les tours impactés – comme Daldry nous l’affirme au début, mais six, allant crescendo dans le désespoir. Le garçon veut les faire écouter à son grand-père qui s’insurge, demande grâce, exactement comme nous le faisons au même moment dans la salle. A quoi cela sert-il de tant remuer le couteau dans la plaie ? A faire avancer une histoire qui autrement se réduit à un mélange très bizarre d’Hugo Cabret (la clé laissée par un père mort) et de Pôle Express (Tom Hanks en détonateur du voyage initiatique et pourvoyeur omniprésent d’un mystérieux passe) – le film n’aurait pas été réussi s’il avait été un film d’animation ? – ? A quoi sert ce générique montrant dans une succession de gros plans les détails d’un corps tombant dans le vide, comme celui de Mad Men, présenté comme celui du père avant qu’une pure erreur de scénario ne finisse par contredire cet acquis ?
Extrêmement fort… n’a qu’un mérite : rappeler à notre souvenir l’excellence de la 25ème heure. Comme dans le film de Spike Lee, le héros cède ponctuellement à l’hystérie – il est pourtant déjà insupportable, à se balader partout en agitant son tambourin, comme un serpent à sonnettes le fait avec sa queue – et raconte tout son parcours, toutes ses rencontres avec des inconnus chez qui il cherche la serrure associée à sa clé. La scène est pénible et convainc peu, avec son illustration benoite des propos du gamin, à coups de flashbacks stylisés. Elle évoque le splendide monologue d’Edward Norton dans la 25ème heure, quand le héros déversait sa logorrhée faussement haineuse envers les new-yorkais, sur des images qui contredisaient chacun des griefs stigmatisés. C’était l’emblème d’une élégie triste et apaisée, l’oraison funèbre de la « ville des villes » par un film sorti en 2002, mais qui semble daté de 2011. Tout le contraire d’Extrêmement fort et incroyablement près.
EXTREMEMENT FORT ET INCROYABLEMENT PRES (Extremely Loud and Incredibly Close, Etats-Unis, 2011), un film de Stephen Daldry, avec Thomas Horn, Max Von Sydow, Tom Hanks, Sandra Bullock. Durée : 129 min. Date de sortie en France : 29 février 2012.