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L’édition 2011 du Festival de La Roche-sur-Yon a reçu Walter Murch, à l’occasion d’une masterclass pointue. Le sound designer et monteur attitré de Francis Ford Coppola notamment, lauréat de trois Oscars (un pour Apocalypse Now, deux pour La patient anglais) a détaillé sa méthode de travail à base de flip book et de post-it, évoqué Apple, le numérique et le remplacement de la jungle de pellicule par des disques durs régulièrement vidangés. En bonus : des walkyries et des hélicoptères.
« Enfant, j’ai profité d’une absence de mes parents pour faire une expérience : mélanger tout ce que j’aimais manger. J’ai mis ensemble du lait, des céréales, de l’eau, du sirop de chocolat et plein d’autres ingrédients. Quand j’ai goûté, j’ai tout recraché. Ce jour-là, je me suis rendu compte que l’addition de bonnes choses n’aboutissait pas forcément à un produit encore meilleur ». Sa première leçon de montage, Walter Murch l’a donc apprise très jeune, seul et dans une cuisine, bien avant son premier travail sur un long-métrage, Julia de Fred Zinneman, en 1977. Même à soixante-huit ans, elle reste visiblement essentielle à ses yeux. Pour lui, il ne faut surtout pas s’entêter à retenir les meilleures prises de chaque scène pour monter un film, mais chercher à créer un ensemble harmonieux, quitte à ce que, considérés séparément, les éléments choisis paraissent perfectibles. « On comprend toujours plus une langue étrangère qu’on ne la parle » souligne Murch. « Monter, c’est essayer de parler une autre langue que la sienne, celle du film, mais aussi l’écouter ». Cette écoute a un sens bien particulier pour le technicien, puisque ce dernier a l’habitude de travailler d’abord les rushes sans se préoccuper du son, afin de se focaliser sur le langage des corps et de ne pas se laisser hypnotiser par les bruits.
Murch écoute avec les yeux et parle de musique visuelle. Son poste de travail, il l’investit comme un chef d’orchestre. Face à lui un pupitre incliné, surmonté de deux écrans, rien pour s’asseoir et tout juste un tabouret pour poser le pied (« votre chaise est votre ennemie » martèle-t-il). Pas de partition, mais un flip book regroupant les images les plus représentatives des prises déjà retenues : huit photogrammes par page, et trois mille en tout pour Hemingway & Gellhorn, sa dernière commande, un téléfilm de Philip Kaufman, avec Clive Owen et Nicole Kidman dans les rôles titres.
N’allez pas croire que ce vieux de la vieille de Walter Murch soit réfractaire au numérique. C’est tout le contraire, la preuve en vidéo :
Murch est à la pointe du numérique, jusqu’à adresser ses doléances à Apple, producteur du logiciel de montage Final Cut Pro, dont la dernière version, la X, ne le comble pas vraiment : « On ne peut ouvrir les anciens projets créés sur la version 7 avec la X » explique le technicien. « Imaginer si à chaque nouvelle version de Word vous n’aviez plus accès à vos anciens documents : c’est comme quitter sa maison pour emménager dans un endroit avec une vue superbe et un beau jardin, et se rendre compte que la belle bâtisse n’a en fait ni toit, ni plomberie ». Et ça pose un gros problème : celui de la pérennité.
Si Apocalypse Now était tourné aujourd’hui, jamais sa version Redux ne verrait le jour
Aucun risque de trouver à l’avenir des versions director’s cut ou autres des films actuels. Les rushes sont tout simplement effacés, dès la fin du montage, et avec encore plus d’empressement maintenant que la sortie de nouveaux logiciels les rend inutilisables. C’est le grand paradoxe du numérique : alors que toute la matière visuelle et sonore rentre dans des disques durs quasiment inaltérables, au lieu d’occuper des pièces du sol au plafond, elle fond quand même comme neige au soleil. Ce qui aurait pu donner naissance à des tombeaux accentue en fait la fragilité de l’œuvre. Pire : l’enregistrement numérique permet un dégraissage en cours de tournage. Le studio peut désormais suivre en temps réel l’avancée du tournage, en visionnant chaque jour les rushes ; envoyés automatiquement via Internet sur des réseaux à accès restreint. Avec possibilité d’intervenir à tout moment si la direction choisie ne convient pas.
Si Apocalypse Now était tourné aujourd’hui, jamais sa version Redux ne verrait le jour. « Quand j’ai monté Apocalypse Now, je me sentais comme un singe dans une jungle » raconte Walter Murch. « J’étais seul au milieu de kilomètres et de kilomètres de pellicule qui pesaient en tout sept tonnes. C’est le poids du film de Coppola : sept mille kilos. Il fallait des assistants musclés pour manier tout ça. Maintenant, on a davantage besoin d’ordinateurs puissants. Un film ne pèse plus rien. C’est une suite de 0 et de 1. Il n’y a plus de substance ». Hemingway & Gellhorn pèse 21 téraoctets, lui. Il n’a pas été taillé au coupe-coupe, comme la jungle d’Apocalypse Now, mais avec cinq ordinateurs, que l’on imagine aisément remplacés à l’avenir par des stations semblables à celles prophétisées dans Minority Report, où le digital sera une notion à prendre au pied de la lettre, où les vidéos en suspension dans l’air seront déplacées du bout des doigts comme des post-it sur un mur.
En attendant ce jour, Walter Murch travaille sur l’ancêtre de ce support rêvé : un tableau sur lequel des vignettes autocollantes et interchangeables (une carte représente une séquence et une charte de couleurs définit l’avancée de chacune) lui permettent d’avoir toujours une vue d’ensemble de son travail.
Un tableau qui fonctionne de pair avec un écran plasma disposé de manière à forcer le monteur à pivoter sa tête de 90 degrés pour le voir. « Face à mon pupitre, je vois le film en train de s’habiller » précise Murch. « Je tourne la tête, et je le vois prêt, comme s’il sortait d’une cabine d’essayage ». On dirait du travail en atelier pour un grand couturier, fait par des petites mains expertes. Sauf que les petites mains en question ne doivent pas seulement manier ce qu’elles ont entre les doigts. La généralisation de l’outil numérique a généré un nouveau type de données : les données sur les données. La moindre prise s’accompagne désormais de ces métadonnées qui indiquent le type de lentille utilisé, l’ouverture de la focale, les modifications éventuelles de couleurs, etc. Autant d’informations à prendre en compte au moment de fignoler le travail. « L’analogique n’autorisait qu’un montage que l’on peut qualifier d’horizontal : on met les scènes bout à bout » déclare Murch. « Le numérique permet un montage vertical : on peut remplacer des prises par d’autres au milieu d’un bloc déjà monté, on peut recadrer ou agrandir une zone de l’image jusqu’à 150 %, alors qu’avant il était impossible d’aller au-delà de 20 % sans voir le grain de l’image ». Pour s’y retrouver, il doit en falloir des post-it…
Walter Murch livre son approche du métier dans En un clin d’œil, ouvrage publié aux éditions Capricci.
BONUS VIDEO : Walter Murch revient sur le montage sonore de l’une des plus célèbres séquences d’Apocalypse Now, celle de l’attaque aérienne sur fond de Chevauchée des Walkyries (cliquez ici pour voir la fameuse scène).