CANNES 2024 : CHÂTEAU ROUGE et CE N’EST QU’UN AU REVOIR, la fin du mois et la fin du monde

Parmi les neuf longs-métrages composant la sélection de l’ACID de cette année, deux sont des documentaires français posant leur caméra en milieu scolaire : un collège de l’un des quartiers les plus défavorisés de Paris pour Château Rouge d’Hélène Milano, et un internat pour lycéens dans un village drômois pour Ce n’est qu’un au revoir de Guillaume Brac. Plus que les quelques années qui séparent les protagonistes des deux films, c’est bien le milieu social qui fait office de ligne de démarcation franche entre eux, et qui détermine leurs centres d’intérêt pour le présent et de préoccupation pour l’avenir.

A côté de tout ce qui les sépare, Château Rouge et Ce n’est qu’un au revoir ont un point commun notable : les deux films font le choix de s’éloigner des salles de classe, dans lesquelles ne se déroulent qu’une petite minorité de leurs scènes, et se concentrent sur d’autres espaces, de vie plus que d’apprentissage – la bien nommée « vie scolaire » pour le premier et les couloirs de l’internat pour le second. Château Rouge se concentre sur une part trop négligée du personnel scolaire, les assistants d’éducation, dont les tâches vont du plus trivial (traiter les absences et les retards) au plus lourd de conséquences – accompagner les élèves de troisième dans leurs choix d’orientation. Il apparait de plus en plus clairement à mesure que le film avance que le terme de « choix » est loin d’être le plus heureux, ou adéquat ; la provenance sociale de ces adolescents, que leur provenance scolaire ne vient que redoubler au lieu de la compenser, leur ferme dès leur jeune âge toutes les portes. Dans leur cas, l’orientation n’est rien d’autre qu’une assignation, aux études dépréciées (bacs pro et CAP) et aux places en bas de l’échelle. Quant aux adultes de la vie scolaire qui les côtoient, ils se retrouvent de fait coincés entre leur souci sincère de soutenir les élèves, et la contrainte qui leur est imposée par le système en vigueur d’en appliquer les règles.

Les élèves de Château Rouge sont déjà conscients d’être les sacrifiés d’aujourd’hui et les exploités de demain de l’organisation économique

Le dispositif formel mis en place par Hélène Milano, la réalisatrice de Château Rouge, lui permet de poser un regard fort sur la cruauté de ce système. Elle alterne les scènes ‘publiques’, de vie et d’échanges au collège, avec des moments ‘privés’, où les protagonistes adolescents s’expriment face caméra, sans autre intervenant. Cette opportunité donnée à eux de parler, et à nous de les écouter, bat en brèche nombre de stéréotypes avilissants les concernant. Loin d’être en rupture avec le cadre scolaire, ils et elles veulent réussir, accomplir quelque chose, avoir une ambition, qui est niée sans plus attendre – un des moments les plus déchirants du film survient lorsque l’on entend l’un d’entre eux expliquer, d’une voix douce et posée (derrière laquelle pointent la blessure et l’humiliation), qu’il veut devenir journaliste, mais que ce rêve est à conjuguer au passé pour lui, à quinze ans à peine. La porte lui a été claquée au nez par l’exigence d’orientation à un si jeune âge ; trop jeune pour être déjà conscients, comme la plupart des élèves de Château Rouge montrent qu’ils le sont, d’être les sacrifiés d’aujourd’hui et les exploités de demain de l’organisation économique en place, au service duquel le système scolaire n’est qu’un agent désabusé mais efficient.

La pudeur de Ce n’est qu’un au revoir est poussée jusqu’au risque de l’effacement, tout comme l’est la modestie assez claire du projet jusqu’au risque de l’évanescence

Après ce temps passé en compagnie des collégiens de Château Rouge, difficile de ne pas voir les lycéens de Ce n’est qu’un au revoir comme des privilégiés, tout aussi ‘normaux’ et sympathiques qu’ils soient – ou bien précisément parce qu’ils ont la chance de pouvoir être dans les normes. A l’approche de la fin de l’année de terminale, leurs préoccupations tournent pour l’essentiel autour des moyens d’échapper à la surveillance des adultes pour se glisser dans le dortoir de l’autre sexe, et du spleen de la séparation à venir car certain.e.s vont poursuivre leurs études dans telle ville et les autres dans telle autre – le fait de mener des études supérieures, post bac (général), est tenu pour acquis, une évidence naturelle. Des drames plus graves et tragiques – la dépression chronique ou la disparition brutale d’un proche ; l’éco-anxiété redoublée par la violence barbare de la répression policière des manifestations écologistes – sont évoqués, mais de manière très distante : en un seul témoignage dit en voix-off, en interlude entre deux blocs d’instantanés du quotidien. La pudeur poussée jusqu’au risque de l’effacement, tout comme l’est la modestie assez claire du projet jusqu’au risque de l’évanescence. D’autant plus que la fantaisie et l’intrépidité des précédents et réjouissants films de Guillaume Brac consacrés à l’adolescence, L’île au trésor et A l’aventure, sont ici elles-mêmes moins expressives, plus atones.

CHÂTEAU ROUGE (France, 2024), un film d’Hélène Milano. Durée : 107 minutes. Sortie en France indéterminée.

CE N’EST QU’UN AU REVOIR (France, 2024), un film de Guillaume Brac. Durée : 66 minutes. Sortie en France indéterminée.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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