MACHTAT : mariez-vous, remariez-vous, qu’ils disaient

Les machtat sont des troupes féminines de musiciennes qui assurent l’animation des cérémonies de mariage dans une région de la Tunisie. Ce sujet documentaire est évacué dès la première séquence du film de Sonia Ben Slama, qui montre une famille de machtat au travail ; avant que le véritable sujet, plus fort et remarquablement traité, ne s’impose dans les scènes qui suivent – la vie privée de ces femmes, et ce qu’elle dit de la vie des femmes dans la société tunisienne.

Machtat s’attaque ainsi à la même question que Les filles d’Olfa, les dégâts plus ou moins brutaux causés aux femmes tunisiennes par l’oppression patriarcale, en empruntant le chemin artistique inverse : Les filles d’Olfa part du réel et s’oriente vers la fiction, tandis que Machtat va de la représentation (si nous jouons tous un rôle dans notre vie professionnelle, c’est évidemment le cas de manière encore plus explicite pour les trois héroïnes du film) à l’intimité. Cette seconde option s’avère à l’écran plus limpide et convaincante que la première, en particulier en raison de la superbe complicité atteinte par Sonia Ben Slama avec Najeh, Waffeh, et Fatma, tellement à l’aise avec la présence de la caméra qu’on les voit à plusieurs reprises l’évoquer ou la prendre à parti. Ce lien puissant que l’on ressent entre cinéaste et personnages prolonge et renforce celui qui existe entre les femmes à l’écran, traversant les générations (il y a la matriarche, les sœurs, et les enfants de l’une d’entre elles), pour faire face à la dureté de la vie imposée par les hommes, sciemment assignés au hors champ par la mise en scène.

Machtat tourne autour de la contradiction entre la mise sur un piédestal de l’institution du mariage et sa sinistre réalité

Tout le film tourne autour de la contradiction, sévère et aux effets dangereux, exposée – sans être surlignée – par le montage, entre la mise sur un piédestal de l’institution du mariage (par la fonction des machtat de le célébrer, autant que par son omniprésence dans les feuilletons regardés à la télévision par les héroïnes) et sa sinistre réalité. L’une des sœurs est la victime d’un mari violent, l’autre a affaire à un prétendant fuyant, et toutes les femmes subissent une pression sociale et financière telle qu’elle les rend prêtes à des renoncements allant jusqu’à accepter des mariages « de raison » à vomir, avec des hommes de vingt ou trente ans plus âgés. La force de Machtat dans son traitement de cette question (soumission à la coercition, ou sacrifices allant de pair avec une certaine liberté) va crescendo au fil des conversations à cœur ouvert et de la captation de scènes de la vie quotidienne. Elle s’affirme pleinement dans la différence entre sa dernière et sa première séquence, pourtant cousines en apparence (une danse de mariage) : tout ce que l’on a vu et entendu dans l’intervalle entre les deux charge la seconde scène d’une intense puissance émotionnelle.

MACHTAT (Tunisie, 2023), un film de Sonia Ben Slama, avec Fatma Khayat, Najeh Ghared, Waffeh Ghared. Durée : 82 minutes. Sortie en France indéterminée.