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Great Yarmouth – Provisional figures : dans la ville de Norfolk, en Angleterre, des migrants portugais venus travailler dans les abattoirs sont exploités dans des conditions honteuses, qui plus est sous-traitées à d’autres portugais par les donneurs d’ordres anglais qui ferment les yeux et s’en lavent les mains. R.M.N. : dans un village reculé de Transylvanie où les rares emplois restants sont payés une misère, les locaux préfèrent eux-mêmes émigrer plus à l’ouest tout en n’ayant que détestation pour ceux qui viennent de l’est occuper les dits emplois. Bienvenue dans les coulisses pleines de haine, « de merde et de sang » du rêve européen.
La citation vient de Great Yarmouth, où elle sert à décrire l’abattoir où les migrants se tuent à la tâche pour un salaire de misère, dont la plus grande part disparaît instantanément dans les poches de la marchande de sommeil qui les héberge dans un hôtel délabré. Le caractère cauchemardesque de ce dernier, lieu principal du récit, est amplifié à l’extrême par la mise en scène de Marco Martins, qui joue sur la lumière (ou plutôt son absence), insiste sur la claustrophobie et le délabrement, pour créer à l’écran une bulle d’enfer au cœur du monde réel – car cet hôtel est situé en plein centre-ville balnéaire, aux rues baignées de soleil et aux lieux touristiques nombreux, ce qui en rend l’horreur encore plus froide et effrayante.
Que Tania, la gérante de l’hôtel, soit elle-même une portugaise passée par l’abattoir a le même effet sur notre ressenti des rapports humains au sein du film. La logique mafieuse a gangrené l’ensemble de la société, qui ne raisonne plus qu’en termes de dettes, de tractations financières, de manipulations mensongères et de rapports de force brutaux. Les immigrés portugais (dont la dénomination anglaise portuguese devient un abominable pork and cheese chez les locaux fiers de leur saillie raciste), en devenant une courroie de transmission du système destructeur, ont décuplé la véhémence de sa spirale infernale. Plus personne n’a de raison d’entretenir des velléités ou émotions positives. Les exploités ne pensent plus qu’à se venger, les intermédiaires à devenir des exploiteurs, et les oppresseurs qui surplombent le tout se sentent autorisés à être plus sauvages que jamais. Great Yarmouth décrit l’enfer que les humains ont créé contre eux-mêmes, au point de n’être tous (malgré soi pour les victimes, de manière terriblement consciente pour les bourreaux) plus que des bêtes, voire pire, comme l’épilogue l’exprime sous une forme poétique fataliste et hantée. Le film est un peu trop long et répétitif, mais l’énergie esthétique et dramatique du désespoir qu’il consacre à son exposé n’en est pas moins intense et dévastatrice.
Dans la Roumanie de Cristian Mungiu, les choses ne vont pas mieux même si la surface est plus amène – un village forestier paisible et endormi. L’origine du mal est identique : la mondialisation sauvage du marché du travail, qui rend les salaires proposés inacceptables pour les locaux tout en attirant des immigrants d’un ailleurs encore plus pauvre. D’appel d’air en appel d’air, tout le monde est maltraité et malheureux, sentiment qui peut se métastaser en haine d’autrui. L’un des protagonistes de R.M.N., travailleur émigré en Allemagne, frappe ainsi son patron qui le traite de gitan au tout début du film ; on comprendra plus tard que ce n’est pas parce qu’il est gitan, mais parce qu’il les a en horreur au point de trouver scandaleux d’être associé à eux. Dans son village natal où il revient, on découvre que tous les habitants ont un nouvel ennemi commun, maintenant qu’ils se sont « débarrassés des gitans » : les employés sri-lankais amenés pour occuper les postes de boulangers sous-payés dont eux-mêmes ne veulent pas entendre parler. Le film n’est pas l’un des meilleurs de Mungiu, car il s’égare dans la somme de ses fils narratifs et personnages, ce qui le rend quelque peu confus et long à se mettre en place. Néanmoins, le théâtre de la xénophobie ordinaire et générale, aussi barbare qu’absurde, qu’il met en scène culmine dans une extraordinaire séquence d’assemblée populaire désinhibée, d’une durée volontairement abusive pour nous faire endurer la méchanceté des propos d’hostilité et d’abjection qui y sont tenus. Cela fait penser au travail de Radu Jude sur d’autres recoins sombres de l’âme roumaine, dans Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares. Les cinéastes de ce pays charnière entre Est et Ouest – comme le rappelle ici Mungiu – sont aux premières loges pour rendre saillants les calamités causées par la mondialisation orchestrée par et pour une poignée, au détriment et au mépris de tou.te.s les autres.
GREAT YARMOUTH – PROVISIONAL FIGURES (Portugal – Royaume-Uni, 2022), un film de Marco Martins, avec Beatriz Batarda, Nuno Lopes, Kris Hitchen, Romeu Runa. Durée : 113 minutes. Sortie en France indéterminée.
R.M.N. (Roumanie, 2022), un film de Cristian Mungiu, avec Marin Grigore, Judith State, Macrina Barladeanu. Durée : 128 minutes. Sortie en France le 19 octobre 2022.