RED POST ON ESCHER STREET : la révolte des sans-grades

Entre deux projets bien plus identifiables et commerciaux (The Forest of Love, thriller réalisé pour Netflix et basé sur les méfaits réels d’un tueur en série, et Prisoners of the Ghostland, son premier long-métrage américain, avec Nicolas Cage dans le rôle principal), Sion Sono a tourné en huit jours un film confidentiel et spontané : Red Post on Escher Street. Tourné avec les aspirant.e.s comédien.ne.s rencontré.e.s par Sono à l’occasion d’un atelier, et inspiré de leurs expériences individuelles, Red Post on Escher Street est une version toute personnelle de La nuit américaine (même si Sono a déjà réalisé par ailleurs plusieurs films traitant du tournage d’un film), qui consacre tout son temps et son attention aux anonymes du cinéma – les figurants devant la caméra, les assistants derrière – avant de leur donner les clés du camion et de les encourager à appuyer à fond sur l’accélérateur dans un final jubilatoire.

Construit sur un canevas de cadavre exquis, Red Post on Escher Street part du prétexte d’un casting de film ouvert à tou.te.s pour s’intéresser à l’existence des différent.e.s postulant.e.s, chaque protagoniste ouvrant à son tour la porte à d’autres que le film va suivre également. Sono balaie ainsi, avec un sens affirmé du contre-pied et de la rupture de ton, ainsi qu’un naturel jamais pris en défaut, une multitude de conditions humaines, solitaires ou fédérées (en couple ou en groupe), certaines désespérées – essentiellement des femmes malmenées et déconsidérées au sein de la société – et d’autres heureuses. Parmi ces dernières, l’une des plus amusantes est la saynète consacrée à un personnage de « roi des figurants », vieux briscard du métier apparu chez tous les grands maîtres du cinéma japonais, que l’on voit transmettre à de jeunes disciples ses ruses pour rester le plus longtemps possible au centre du champ de la caméra.

Sion Sono transmet à ses comédien.ne.s, et perpétue grâce à sa fugue que constitue le film, l’esprit rebelle irréductible qui lui tient lieu de boussole artistique et humaine depuis ses débuts

Mais pourquoi s’en tenir à cet état où il s’agit de se contenter de miettes, interroge Sono dans le dernier acte. Le tournage y succède au casting, truqué (à la manière de Mulholland Drive) par les producteurs qui remplacent dans le dos du réalisateur les comédiennes sélectionnées par ce dernier, débutantes investies dans leur rôle, par des idols uniquement retenues pour leur plastique et leur notoriété du moment. Une fois sur le plateau, les exécutants à qui l’on demande ordinairement d’appliquer les instructions sans broncher – figurants dirigés par les assistants réalisateurs, metteur en scène tributaire des caprices des producteurs – vont se soulever et prendre le contrôle du film dans son intégralité. Le gonflement au fil des mises en place et des prises du film dans le film, puis l’explosion de cette émeute révolutionnaire sont captés en temps réel par Sono avec une délectation évidente. La séquence lui permet de toute évidence de conjurer ses propres expériences fâcheuses de vexations et de conflits face au système de production japonais. Et c’est en toute logique que l’émancipation des deux actrices initialement choisies, puis snobées, va de pair avec la libération de Red Post on Escher Street, et de Sono lui-même, dans la très belle scène finale filmée en dehors de tout cadre de tournage – celui du film comme celui du film dans le film. Au milieu du célèbre carrefour de Shibuya, les deux héroïnes crient « libérez-vous d’une vie de figurant.e ! » comme il y a un quart de siècle Sono et son groupe anar Tokyo GAGAGA y déclamaient des poèmes et slogans contestataires. Sion Sono transmet ainsi à ses comédiennes, et perpétue grâce à sa fugue avec elles que constitue le film, l’esprit rebelle irréductible qui lui tient lieu de boussole artistique et humaine depuis ses débuts.

RED POST ON ESCHER STREET (Eschaa dori no akai posuto, Japon, 2020), un film de Sion Sono, avec Sen Fujimaru, Matsuri Kohira, Mala Morgan, Tatsuhiro Yamaoka. Durée: 148 minutes. Sortie en France ni plus ni moins indéterminée que toutes les autres actuellement.