KILLING : la lame aiguisée de Shinya Tsukamoto

Faire beaucoup avec peu, c’est ce à quoi nous a habitués le cinéaste japonais Shinya Tsukamoto, de Tetsuo à Fires on the plain. C’est à nouveau ce qu’il accomplit dans Killing, son premier film d’époque et de sabre, réduit à une poignée de personnages et de lieux (un village, une grotte, une forêt), et un unique enjeu : sauter ou non le pas d’utiliser son épée contre un autre être humain.

Killing s’ouvre sur une scène à la fois énergique et bénigne : deux jeunes gens s’entraînent avec fougue au combat de sabre, mais avec des épées de bois. Leur duel est enfantin, sans blessure possible. Un ronin (samouraï errant, sans maître) arrive peu de temps après dans leur village, et propose de les emmener avec lui à Edo, la capitale, où il compte offrir ses services au shogun (le seigneur). Ce ronin, incarné par Tsukamoto lui-même, amène avec lui la violence dans le village – sa scène d’introduction est également un duel, mais avec des armes réelles et donc des blessures réelles : il se conclut par un plan serré sur la main de son adversaire, tranchée jusqu’à l’os par le coup de sabre victorieux. La perturbation suivante de la tranquillité du village est due à l’apparition d’une bande de bandits de grand chemin, d’allure patibulaire mais finalement moins dangereux qu’ils n’en ont l’air, hormis si on vient les provoquer. C’est précisément ce que fait le vieux ronin, par une étincelle qui déclenche une spirale de violence qui ne trouvera son terme qu’une fois son combustible épuisé ; c’est-à-dire lorsque la quasi-totalité des personnages masculins se seront entre-trucidés, sous des yeux féminins hagards et impuissants.

Le même sang coule dans les veines de Killing que dans The Blade, le chef-d’œuvre de Tsui Hark

En 1995, un autre cinéaste asiatique signait un film à la trame voisine, et à la forme pareillement épurée et allégorique : Tsui Hark, avec The Blade. Killing reste un cran en-dessous des niveaux de folie furieuse et d’expérimentation graphique atteints par ce chef-d’œuvre, mais il coule dans ses veines le même sang. Dans celui-ci se mêlent l’art de raconter un récit lapidaire et tranchant, la faculté à réinventer par des audaces de mise en scène des motifs connus (le duel au sabre dans une clairière, qui ne paraît en aucune façon déjà vu), le dégoût face aux pulsions meurtrières qui dominent le monde adulte masculin. Le parcours tragique des protagonistes les fait marcher dans les traces de ceux de The Blade. Une fois l’innocence de l’enfance laissée derrière soi, il ne sera plus possible de la retrouver ; la tentation des armes est un sens unique, qui s’achève en abandon total de soi – et les deux films se rejoignent dans la déshumanisation à l’œuvre jusque dans leurs titres, qui effacent les êtres derrière l’épée pour l’un et ce que l’on en fait pour l’autre. Se sachant incapables d’inverser le cours du drame, Tsukamoto comme Tsui n’en dénoncent pas moins violemment ce qui en est la cause, en l’amenant au point de rupture éthique. Leur démonstration du prix moral et physique à payer dès lors que l’on fait le choix de prendre la voie de l’épée est âpre, sans concessions, et nous glace le sang.

KILLING (Zan, Japon), un film de et avec Shinya Tsukamoto. Avec aussi Yu Aoi, Sosuke Ikematsu, Tatsuya Nakamura. Durée : 80 minutes. Sortie en France indéterminée.