THE CLEANERS, THE MILK SYSTEM : « Get ready for the future » (qui n’est pas beau à voir)

Le festival CPH:DOX de Copenhague est intégralement consacré au genre documentaire, avec une forte conscience politique et sociale – ce qui signifie qu’en dehors de la riche et festive section consacrée à la musique (via des films et des concerts), le reste de la programmation est malheureusement peu souvent porteur de bonnes nouvelles et perspectives. Les longs-métrages qui y sont projetés nous ouvrent les yeux sur la réalité peu reluisante du monde d’aujourd’hui, qui prépare celui de demain – « get ready for the future » est-il ainsi dit dans The milk system, une phrase qui s’applique tout autant au tableau dressé par The cleaners en fouillant les coulisses d’Internet.

The milk system fait un exposé clair et tranchant de la manière dont l’industrie du lait s’est mise à marcher sur la tête ces dernières décennies, comme l’agroalimentaire dans son ensemble. Démarrant son voyage dans des fermes en Europe, le réalisateur Andreas Pichler montre à quel point les éleveurs sont aujourd’hui tout aussi ubérisés – et donc aussi précaires – que d’autres professions. Les dérives du système les ont amenés à devoir se tuer à la tâche pour fournir, à prix cassé, un service concret (fournir du lait, comme d’autres convoient des passagers ou livrent des repas) à des entreprises multinationales engrangeant d’énormes profits grâce à ce service sans plus avoir à leur charge la propriété et l’entretien des outils qui en permettent la fourniture. Ainsi relégués tout en bas de l’échelle les éleveurs en apparaissent comme le dernier maillon humain, à mesure que le documentaire développé son enquête. Tout le reste de la chaîne de production est devenue robotisée à l’extrême, des pieds et des pis – les machines assurant le fonctionnement des fermes, nettoyant les sols ou tirant le lait – à la tête : au sommet des multinationales du lait, qu’elles soient danoises ou néerlandaises, les PDG récitent devant la caméra de Pichler le même discours automatique à base d’« opportunités de marchés », de « ratios coûts/bénéfices » et autres formules vides de sens. Les fermes-usines géantes sorties de terre en un rien de temps en Chine, où le voyage de Pichler le mène, ne nous surprennent dès lors même plus. Elles ressemblent au dernier stade de l’accomplissement d’une dystopie de science-fiction déjà effective.

On a transformé les vaches en élément central d’un cycle vicieux cauchemardesque, détruisant l’environnement à chaque étape

On peut encore voir les éleveurs comme humains, mais les vaches – chaînon encore plus essentiel – ne sont plus du tout traitées en êtres vivants. The milk system montre toutes les formes de leur passage dans le domaine minéral, comme des mines de matière première à exploiter et extraire jusqu’à la dernière goutte. Sélectionnées génétiquement (et par des moyens plus radicaux : les veaux mâles sont vendus à des abattoirs ou tués sur place selon ce qui est le moins dépensier, et seules les femelles sont gardées), pressées de produire du lait en permanence et en si grande quantité qu’elles vivent cinq ans au lieu de vingt, nourries en dépit du bon sens – non plus de l’herbe du champ d’à-côté mais du soja cultivé en Amazonie (ce qui fait disparaître des pans entiers de la jungle) et qu’elles digèrent mal (ce qui génère des quantités astronomiques de fumier bourré de nitrates toxiques). Les vaches étaient un cercle vertueux à elles seules, mangeant de l’herbe « pauvre » et en tirant une substance riche en protéines ; on les a transformées en élément central d’un cycle vicieux cauchemardesque, détruisant l’environnement à chaque étape.

La question est soulevée par The cleaners : la modération de contenu sur Internet telle qu’elle est pratiquée a-t-elle seulement un sens, et un avenir autre qu’un mélange d’échec et de censure ?

The cleaners est moins accompli que The milk system, privilégiant un peu trop les chocs sensationnalistes (flirtant parfois avec le racolage) plutôt qu’un examen réfléchi et approfondi. Son sujet est pourtant tout aussi crucial et actuel : la modération de contenu, et son pendant naturel qu’est la censure, sur les réseaux sociaux. Les réalisateurs Hans Block et Moritz Riesewieck déroulent en parallèle deux fils, d’une part de quelle manière les géants du Net (Facebook, Twitter, Google avec YouTube) externalisent aujourd’hui cette activité le long d’une chaîne de sous-traitance qui aboutit aux Philippines, et d’autre part l’expérience personnelle des employés que l’on charge de ce travail. The cleaners montre que, comme dans le cas du lait, ceux qui sont les plus proches de la denrée critique (ici les contenus à supprimer ou non) sont les moins bien traités de tous. Ces hommes et ces femmes sont l’équivalent numérique des liquidateurs de Tchernobyl ou Fukushima. On leur inflige jour après jour un flux continu, à une dose au-delà du supportable, d’une matière dont il s’agit de protéger le reste de la population.

La douleur des « nettoyeurs » du Net est tout aussi invisible et potentiellement mortelle que celle des nettoyeurs des centrales nucléaires dont on a perdu le contrôle. Elle n’est pas physique mais mentale, produit de la violence extrême des milliers de photos et vidéos de guerre, d’exécutions, de suicides, d’abus sexuels qu’ils doivent encaisser quotidiennement. Et il est loin d’être sûr que la souffrance à retardement des nettoyeurs, comme des liquidateurs (l’esprit des premiers peut les lâcher sans prévenir, comme les corps irradiés des seconds), ait une utilité à la hauteur de l’épreuve qui leur est imposée. Le film montre comment les sous-traitants se retrouvent bombardés de photos et vidéos sans comprendre leur contexte, parfois sans l’avoir à disposition (un témoin confond une image de Guantanamo avec un cliché de propagande de Daesh), parfois en y apportant le leur (une autre, catholique ultra pratiquante, affirme supprimer toute image contenant de la nudité car sa mission est de protéger les gens du péché). Ce à quoi il faut aussi ajouter que le contexte peut être à géométrie variable, l’hypocrisie des sites donneurs d’ordre les faisant se cacher derrière la liberté d’expression pour considérer comme acceptables des appels à la haine et au meurtre, selon d’où ils viennent et qui ils ciblent. Si ce sujet est insuffisamment creusé, la question est donc bel et bien soulevée par The cleaners : la modération de contenu sur Internet telle qu’elle est pratiquée a-t-elle seulement un sens, et un avenir autre qu’un mélange d’échec et de censure ?

THE MILK SYSTEM (Allemagn-Italie, 2017), un film d’Andreas Pichler. Durée : 91 minutes. Visible en France sur Arte.

THE CLEANERS (Allemagne-Brésil, 2018), un film de Hans Block & Moritz Riesewieck. Durée : 90 minutes. Sortie en France indéterminée.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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