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Le reportage ramené d’Afghanistan par Sonia Kronlund n’est pas seulement le portrait fanfaronnant d’une star nationale : c’est aussi celui, plus discret, de celles et ceux qui l’entourent, et de la façon dont certains individus arrivent à trouver leur bonheur au sein de sociétés répressives et violentes.
Certaines montées des marches sont plus impressionnantes que d’autres ; y compris lorsqu’il s’agit de la volée de marches en bois permettant de monter sur la scène de la Quinzaine des Réalisateurs. Lorsque Salim Shaheen, Qurban Ali et Farid Mohibi montèrent ces marches-là à la fin de Nothingwood, la sensation n’était pas la même que celle qui parcourt habituellement l’assistance lorsqu’Elle Fanning, Mads Mikkelsen ou Jessica Chastain en font de même, une centaine de mètres plus haut sur la Croisette.
On ne s’attendait pas à voir débarquer ces légendes bigger than life rescapées d’un des pays les plus dangereux du monde ; pas plus qu’ils ne s’attendaient eux à voir apparaître dans leur univers une journaliste occidentale, tchador rose et clope au bec, capable de comprendre leur langue.
Nothingwood est en effet le documentaire incroyablement courageux qu’est allée tourner Sonia Kronlund au fin fond de l’Hindu Kush, entre Kaboul et Bamyan, sur des routes dont elle-même ignorait si elles étaient encore minées ou pas – s’en remettant entièrement à son guide, un adorable mégalo et ancien chef de guerre nommé Salim Shaheen, spécialisé dans les films tournés à partir de rien (d’où : « Nothingwood »).
En cela, il est ce mélange inattendu d’Ed Wood, c’est certain – pour sa naïveté et sa pugnacité – et de John Ford : à bien regarder les yeux des spectateurs de ses films, ou ceux des soldats qui le regardent jouer, on y apercevra le même reflet de mythe national naissant que chez les GI imberbes qui rêvaient de John Wayne avant de partir rendre gorge en Normandie.
Sonia Kronlund est elle aussi un personnage du film : son rôle est autant de s’intéresser au phénomène national Shaheen que de filmer son entourage, là où sont rangées les jeunes filles sommées de ne pas bouger, et les épouses silencieuses. On pense alors à Iranien, dans lequel le réalisateur Mehran Tamadon fonçait tête baissée dans le fondamentalisme religieux pour demander à des imams ce qu’ils pensaient du voile et de l’égalité entre les sexes.
Kronlund est ici au coeur de la fournaise, à tel point que les hommes autour d’elle refusent de continuer à voir en elle une femme (« Vous, vous êtes Mister Sonia! », lance Salim au début). Le culot malicieux de Kronlund se poursuit lorsqu’elle filme un ancien taliban entièrement dissimulé derrière deux keffiehs et des lunettes noires : lui aussi, comme l’un des acteurs, semble jouer à la femme afghane ; cette fois pour se protéger des représailles – il avoue en effet avoir trafiqué les DVD de Salim pendant son service chez les terroristes.
Mais le coeur du film, c’est Qurban, cet homosexuel shakespearien engagé pour jouer les femmes, et qui, lui, le fait avec un plaisir si peu dissimulé que c’en est hallucinant. Ses amis le savent-ils homosexuel ? Le sait-il lui-même ? Dans le public, cette dame qui demanda s’il n’était pas trop dur de « jouer » les homosexuels faisait peut-être preuve de tact plus que de naïveté en se gardant simplement « d’outer » Qurban devant ses collègues.
Dans ces plaines et ces villes sans femmes, il est peut-être le plus heureux des homosexuels au monde. On le voit refuser de prendre une seconde femme (« une seule suffit! »), incarner la mère du réalisateur, autant de séquences surréalistes qui donnent une réalité à l’Afghanistan et, c’est la force de Nothingwood, une réalité aussi aux violences qui meurtrissent le pays depuis des décennies.
Et l’on se dit : ces gens ont fini par croire à leur mise en scène. Ils ont fini par croire que l’on pouvait être homosexuel, afghan et heureux ; avoir vécu l’horreur des bombardements, et heureux. Ils l’ont cru si fort qu’ils ont fini par se matérialiser sur la scène du Festival de Cannes.
NOTHINGWOOD, un film de Sonia Kronlund (France, Afghanistan, 2016). Avec Salim Shaheen. Durée : 1 h 25. Date de sortie : 14 juin 2017.