LONE EXISTENCE : caméra à double tranchant

Un homme filme le monde afin de déterminer s’il en fait oui ou non encore partie. Le résultat est une œuvre ardente sous sa surface dépouillée, où l’auteur questionne avec intelligence et justesse l’essence même du documentaire et nous transmet le fruit de ses réflexions au travers du geste de cinéma qu’il est en train de réaliser.

Filmer le monde, tel est le fondement sur lequel repose tout le cinéma documentaire, qu’il soit bon ou mauvais, imposant ou intimiste. Ce n’est pas pour rien que le festival hébergé par le Centre Pompidou (sauf lorsque les employés de celui-ci font grève, comme c’est le cas cette année ; n’est-ce pas là une manifestation du réel dont il s’agirait de rendre compte aux côtés des films au programme ?) a pris pour intitulé Cinéma « du réel ». Au premier abord, il suffit d’allumer la caméra pour enregistrer ce réel. Mais seuls les piètres documentaristes prennent ce geste pour un aboutissement – alors qu’il n’est que le début, des questionnements à résoudre, des dilemmes à trancher. Lone existence, le premier film de Sha Qing, plonge la tête la première dans cet abîme en même temps que son auteur cherche dans la création cinématographique une bouée de sauvetage pour éviter de se noyer dans la dépression.

Filmer le monde modifie le réel, devant autant que derrière cette caméra ; mais une chose reste immuable tout au long de l’opération, la séparation entre le filmeur et les sujets filmés

Cette bipolarité présente à la source du projet (plonger / refuser de se noyer) se perpétue dans la pratique du documentaire exercée par Sha Qing – et cela rend Lone existence passionnant. On voit simultanément le cinéaste filmer et réfléchir à l’acte de filmer, avec des réflexions personnelles qui loin de rester impénétrables nous imprègnent à notre tour. Il filme le monde qui l’entoure, y cherchant une réponse à son sentiment d’impuissance à être dans ce monde : comment ses congénères humains y parviennent-ils, eux, au quotidien ? Sha Qing les observe dans divers cadres (chez eux à travers les fenêtres de leurs appartements vus depuis le sien, au marché pour le travail, au parc pour les loisirs), sans jamais procéder à la manière d’un entomologiste mais en démontrant et transmettant sans cesse une profonde et sincère fraternité à leur égard. Car il n’est a priori ni plus ni moins humain qu’eux.

Néanmoins, une différence de taille s’interpose entre lui et eux : l’emploi de la caméra. Filmer le monde modifie le réel, devant autant que derrière cette caméra ; mais une chose reste immuable tout au long de l’opération, la séparation entre le filmeur et les sujets filmés. Le drame de Lone existence est que filmer d’autres humains ne permet pas à Sha Qing de se reconnecter à eux. La caméra vous isole fatalement du monde, elle assigne un autre statut au cinéaste, le plaçant sur un autre plan. Mais de ce point de vue extérieur, il acquiert un pouvoir tout aussi singulier – celui d’être en mesure de sublimer le monde qu’il voit, qu’il enregistre. L’art documentaire permet de (re)donner au monde un sens, une beauté, par la grâce du langage cinématographique. Avec Lone existence Sha Qing en fournit un exemple superbe, par son sens de la composition des cadres ; de la fabrication de rimes et d’échos entre les plans, les actions anodines, les séquences ; de l’atteinte d’un vertige troublant, lorsque les repères se brouillent au point qu’il devient impossible de déterminer si les unités de temps et de lieu sont toujours de mise ou non. Même la manière qu’a Sha Qing de s’adresser à nous est juste : à la fois créative (des phrases écrites à l’écran mais non émises à l’oral ; une expression visuelle, par l’image, de cinéma) et intègre quant à l’autre distance incompressible qui existe, entre l’auteur et le spectateur.

LONE EXISTENCE (Chine, 2017), un film de Sha Qing. Durée : 77 minutes. Sortie en France indéterminée.