L’HOMME AUX MILLE VISAGES : à arnaqueur, arnaqueur et demi
L’une des rares choses que l’on pouvait reprocher à La isla minima, l’impressionnant précédent film d’Alberto Rodriguez, était le certain confort dans lequel il maintenait sa dénonciation du franquisme latent toujours présent dans les esprits espagnols. En situant son récit en 1980, Rodriguez pouvait laisser sous-entendre qu’aujourd’hui tout cela était finalement réglé, puisque c’est d’hier dont son film parlait. Ce défaut est en bonne voie de correction avec El hombre de las mil caras, puisque la moitié de l’écart de temps entre la fin de la dictature de Franco et maintenant est comblée – l’action se déroule cette fois en 1995.
Elle retrace le déroulement rocambolesque d’un scandale de corruption qui secoua alors l’État espagnol jusqu’au plus haut niveau. L’exposition de la fraude dont s’était rendu coupable Luis Roldan, directeur de la Guardia Civil (la police espagnole), rend même le film on ne peut plus actuel à nos yeux puisque l’avidité de son protagoniste additionne deux des affaires qui secouent ces jours-ci notre propre pays : comme Jérôme Cahuzac Roldan avait un compte rempli à millions en Suisse, qu’il a fait transférer à Singapour, et comme les époux Balkany il était propriétaire de résidences secondaires cossues à travers une myriade de sociétés-écrans et de prête-noms. Les décennies passent, les manipulations subsistent, sans connaître de frontières. Ce que l’on ne sait pas encore, c’est si les Balkany et les Cahuzac ont été (ou seront) les jouets d’arnaqueurs encore plus truqueurs qu’eux-mêmes, comme Roldan s’est fait doubler par l’homme en qui il avait mis sa confiance pour gérer ses malversations – Francisco Paesa, un ancien espion espagnol, qui assez rapidement tire sur lui la couverture dans le film (et les millions dans la réalité).
Associant le divertissement au didactisme, El hombre de las mil caras est très à son aise dans la description cinématographique des trésors de détournement et de travestissement (retirer en liquide l’argent d’un compte pour le déposer deux étages plus haut dans la même banque, par exemple) mis en œuvre par Paesa. Rodriguez se montre d’une manière générale très à l’aise pour tout ce qui relève du maniement de l’adrénaline présente dans son récit – et pas tout à fait autant lorsqu’il s’agit d’y ajouter des enjeux humains plus profonds. Paesa, Roldan et tous ceux qui gravitent autour d’eux ne deviennent jamais plus que des pions avançant sur les cases du parcours déroulé par le récit. Il arrive alors ce qui doit arriver : lorsque les agissements des protagonistes de ses diverses péripéties délictueuses se font moins échevelés, l’ennui pointe le bout de son nez. Rodriguez n’a pas le talent déployé par Scorsese, dans Les affranchis par exemple, pour soutenir à la seule force de sa mise en scène notre intérêt – voire notre fascination – envers des êtres ne générant aucune sorte d’empathie.
La gestion de l’espace et du rythme de Rodriguez permet au film de se conclure dans un dernier acte jubilatoire, un véritable « prestige » de tour de magie
Néanmoins ce que le réalisateur de El hombre de las mil caras a dans sa manche est un savoir-faire certain dans l’utilisation des lieux où évoluent les personnages – ou plutôt qui surplombent et écrasent ces derniers. Qu’il s’agisse de la campagne espagnole de La isla minima ou ici des villes-mondes (Madrid, Paris, Singapour), Rodriguez parvient comme peu d’autres à extraire ces lieux de leur situation réelle pour les employer à des fins de pur cinéma, dans une manifestation graphique de l’idée que l’art sublime la réalité. L’effet visuel produit est constamment impressionnant ; par exemple la manière de filmer une tour de HLM parisienne où Paesa cache Roldan génère des visions étonnantes et des sensations sidérantes. L’association de cette gestion de l’espace et de celle du rythme évoquée plus haut permettent au film de se conclure dans un dernier acte jubilatoire. La mise en scène par Paesa de l’extradition depuis le Laos de Roldan, fugitif n’ayant jamais été plus loin de l’Espagne que Paris, devient un véritable « prestige » de tour de magie, au cours duquel se multiplient les rebondissements et les leurres. Rodriguez déroule le fil de cette pelote de tours de passe-passe avec une fluidité qui les rend aussi délectables pour nous, qu’ils ont dû être humiliants pour les agents espagnols alors victimes des fictions de Paesa.
EL HOMBRE DE LAS MIL CARAS (Espagne, 2016), un film de Alberto Rodriguez, avec Eduard Fernandez, José Coronado, Marta Etura, Carlos Santos. Durée : 123 minutes. Sortie en France le 12 avril 2017.