Le regard au long cours de Franco Piavoli

Le programme foisonnant de la 38ème édition du Cinéma du Réel comprenait, entre autres pépites, une rétrospective d’un cinéaste aussi méconnu que son œuvre est belle : l’italien Franco Piavoli, qui saisit énormément (l’intensité du monde et la pulsation de la vie) avec très peu – une caméra pointée sur un coin de la campagne italienne.

Les films de Piavoli constituent un bel exemple de l’écart qui peut exister entre le réel mis en avant par le Festival hébergé par le Centre Pompidou, et le documentaire au sens restreint où on peut l’entendre ordinairement, comme enregistrement brut de la réalité, sans mise en scène – donc sans cinéma, ce qui transformerait la formule « cinéma documentaire » en oxymore. Dans les réalisations de Piavoli, et en particulier Il pianeta azzurro (1982) et Voci nel tempo (1996) dont il est question dans ces lignes, tout est réel et en même temps tout est ciselé, orienté, médité par la mise en scène. Car cette somme d’images et de sons, de mouvements et de perceptions que nous soumet le réel n’est pas à prendre comme une fin en soi, mais comme une matière nourrissant et stimulant les deux zones-clés de notre cerveau : celle qui aspire à mettre le monde en équations et en lois, à le comprendre, et celle qui souhaite le mettre en poésie, le ressentir. Le cinéma de Piavoli mène les deux quêtes de front, en s’en remettant aux moyens du cinéma pur, déchargé de tout élément exogène (un commentaire écrit ou récité, des dialogues). Seuls existent ici le cadrage et la lumière, puis le montage et le mixage.

Les plans qui nous ébranlent se succèdent, sans prévenir, sans forcer, simplement en sachant où et comment nous faire regarder le monde via la caméra

  Cette manière de procéder, de concevoir la pratique du cinéma documentaire, évoque le travail d’un autre vétéran, Frederick Wiseman. Là où les chemins des deux réalisateurs se séparent, c’est dans leur rapport à l’espace et au temps. Wiseman fixe un point – un lieu, un présent – et l’étire autant que possible ; Piavoli, dans Il pianeta azzurro, englobe tout le passage du temps à partir d’un même espace, niché dans un repli de la campagne italienne. Le titre de ce film, « la planète bleue », est à prendre dans le sens littéral d’un titre de biopic. Il pianeta azzurro nous narre rien de moins que la naissance, la floraison, le triomphe et enfin le déclin de la vie de la planète, en calquant ce parcours sur celui des quatre saisons. Cet enchâssement des deux temporalités (une année embrasse l’éternité) est bouleversant, parce qu’il est simultanément étonnant et opérant. Il est de plus en osmose avec le principe qui guide le récit dans son autre dimension, celle de l’espace. Piavoli fait suivre à Il pianeta azzurro un mouvement de zoom arrière continu qui court d’un bout à l’autre du film. On commence à l’échelle du minuscule, pour capter l’émergence de la vie invisible à l’œil nu, et on terminera une heure et demie, un an, des millions d’années plus tard, par un vaste plan d’ensemble embrassant plusieurs majestueuses collines.

Ce principe d’expansion est rendu d’autant plus sidérant par son exécution pensée dans ses moindres détails. Les transitions du petit vers le stade suivant, plus grand, sont tour à tour fluides ou bien se font par à-coups (il en va ainsi, évidemment, de l’arrivée de l’homme dans le paysage). Les plans qui nous ébranlent se succèdent, sans prévenir, sans forcer, simplement en sachant où et comment nous faire regarder le monde via la caméra. Il pianeta azzurro est un film fantastique reposant sur cet unique effet spécial, le choix du cadre, son échelle et son angle de vue, pour orienter notre regard. Cela confère à chaque instant une force, une âme telles que certaines scènes en deviennent magiques : le dégel inaugural, les jeux sur la variation de la luminosité de la Lune et sur les sources de lumière dans la nuit, la résonance entre la scène de sexe et plus tard celle d’affrontement entre humains (les deux séquences sont filmées et découpées selon les mêmes règles, en plans très serrés et nombreux), l’extraordinaire brouillard final. Tout cela concourt à faire de Il pianeta azzurro un ravissement singulier, sensuel, délicat – et teinté de tristesse. En 1982, Franco Piavoli avait en effet déjà compris que l’homme, pressurant la nature, l’abîme tant que les dommages causés lui survivront et laisseront une terre longtemps meurtrie, tarie.

Une connexion rayonnante raccorde Piavioli à Malick, dans ce pas de recul apparent vis-à-vis du moment présent tel que le vit l’humanité, pour en réalité mieux le saisir dans son intensité par le biais de la poésie

Quatorze ans plus tard, Voci nel tempo resserre légèrement son horizon : le passage que le film embrasse du regard est celui de l’existence humaine plutôt que de l’existence toute entière. Un village, ses bâtiments et ses habitants se transforment en théâtre du passage du temps et des générations. Le geste de Piavoli se rapproche là de celui de Wiseman, tout en restant plus impressionniste – les paroles échangées par les êtres, si importantes chez l’américain, se voient reléguées dans le bruit de fond par l’italien, pour qui le murmure de la nature et le battement porté par la vie par-delà le brouhaha des individus sont plus substantiels. Une connexion rayonnante (et révélée dans la manière dont les conclusions baignées de lumière de Voci nel tempo et The tree of life se répondent, à quinze ans d’intervalle) raccorde dès lors Piavioli à Terrence Malick, dans ce pas de recul apparent vis-à-vis du moment présent tel que le vit l’humanité, pour en réalité mieux le saisir dans son intensité par le biais de la poésie.

Voci nel tempo produit un effet moins sidérant que Il pianeta azzurro, peut-être en raison de son échelle réduite, peut-être aussi parce qu’il s’avère un peu plus lisse et conventionnel – voir la différence de traitement de la scène de sexe, vibrante et charnelle dans l’un, traitée par une ellipse dans l’autre. Il garde néanmoins une force évocatrice et émouvante bien réelle, dont l’on ressent surtout la présence lorsque le regard de Piavoli se porte sur l’enfance (le ballet enivrant de leur énergie lorsqu’ils sont à plusieurs, et quand ils sont seuls leur hypersensibilité à la puissance de la nature, son débordement d’émotions et d’impressions) et sur la période de la vie qui en est le miroir, la vieillesse. Voci nel tempo expose avec la même justesse comment chaque vie se replie sur elle-même – l’écho entre les deux montées du même escalier, par un nourrisson et un vieillard – et comment la vie en soi est un cycle qui reprend indéfiniment, de génération en génération.

IL PIANETA AZZURRO (Italie, 1982), un film de Franco Piavoli. Durée : 83 minutes.

VOCI NEL TEMPO (Italie, 1996), un film de Franco Piavoli. Durée : 86 minutes.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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