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Avec La France est notre patrie, Rithy Panh continue son voyage dans le temps et s’enfonce plus loin dans le passé, au temps de la colonisation de l’Indochine, entre le XIX et le XXe siècle. Un titanesque travail de consultation, compilation et création à partir d’images d’archives.
Après s’être arrêté sur le régime des Khmers rouges, ou avoir adapté Marguerite Duras avec Un barrage contre le Pacifique, Rithy Panh confectionne toujours le portrait de deux mondes, le Cambodge et la France, qui se sont rencontrés avec la colonisation de l’Indochine en 1863. En ce sens, il décline son autobiographie à travers le portrait d’autres familles, d’autres lui, à quelques décennies de là. La forme s’adapte à l’époque : omniprésence des cartons et absence de commentaire audio, musique qui guide le récit, et un discours sur le paradis perdu largement ironique, La France est notre patrie tient surtout du film muet. Au sens du début du cinéma, mais aussi au sens de celui qui ne peut pas parler. Qui s’astreint à montrer pour faire comprendre ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Mais qui n’a pas de mots. Quand on connaît l’utilisation poussée des réseaux sociaux de Rithy Panh et le bouleversement qui fut le sien lors des attentats de Charlie Hebdo, on ne peut qu’approuver ce choix de laisser le spectateur face au silence, à l’absence de jugement. Fournissons-lui les preuves, qu’il réfléchisse comme il voudra, ou comme il pourra.
Pourtant, l’histoire est là, elle saute aux yeux ; de le transmission du savoir français à l’exploration des cambodgiens de leur propre patrimoine à travers la jungle et les temples. Face à d’infinies possibilités de récit Rithy Panh a constitué le plus sage, le plus avisé, celui qui s’attarde sur les souvenirs perdus car il connaît par avance la catastrophe qui est à venir. Après le travail de reconstitution de sa propre mémoire avec L’Image manquante, et la blessure immense au creux de son cinéma qui justifie son existence, à savoir l’annihilation quasi-totale des images d’époque par le régime des Khmers rouges, gageons que Rithy Panh a dû trouver dans ce foisonnement d’archives de quoi reconstituer une partie de l’histoire de ses origines, d’une terre mixte, du métissage originel de son identité. Asservissement intellectuel du bon Français, révolte fiévreuse du Cambodgien, l’histoire d’une chute, un portrait de la France au sens large en somme, et de ce que la Première Guerre mondiale brisa dans ses relations à l’autre. Mais cette rencontre dont on nous parle, a-t-elle vraiment eu lieu ?
L’Image manquante n’est jamais sorti en salle, La France est notre patrie est un documentaire prévu pour la télévision. En quoi votre méthode de travail de documentariste pour la télévision diffère du cinéma ?
Elle ne diffère aucunement. En fait, quand j’aborde un projet, je ne pense pas à son support de diffusion. Je ne pense pas à la durée, à sa forme, j’essaie de le mener le plus librement possible. La condition de production, pour moi, c’est quelque chose de compliqué. Chaque film me prend deux ou trois ans de réflexion. Il n’y a plus tellement d’argent pour le documentaire au cinéma. Il y en a très peu, ou alors des films sur l’environnement, avec des animaux, ce genre de choses. Il est parfois difficile de négocier une sortie pour un film politique. En France, on a donc souvent besoin de la télévision mais il y a des règles très rigides en ce qui concerne le financement et la diffusion. Je pense qu’il faut assouplir ça, être plus pragmatique. La France est notre patrie a une qualité de production cinématographique, ce serait décevant de ne jamais l’exploiter en France. Il y a un deuxième public, un public scolaire, ou de gens qui veulent voir le film ensemble en salle, en discuter, en débattre. Il y a tout un second marché non négligeable. C’est mon public en fait. Ceux qui s’emparent de mes films et prennent la parole. Expriment une pensée, une réflexion.
La France est notre patrie se débarrasse de l’habituelle voix-off des documentaires. Muet, souvent en noir et blanc, parcouru de cartons et obéissant à une véritable progression musicale, le film est un objet proche du film muet. L’Image manquante, avec ses figurines, proposait également une forme très innovante. Le documentaire doit-il tenter de renouveler sa grammaire cinématographique ?
Exactement. Il y a une étendue de possibilités. Il faut préserver notre liberté de fabrication de film. Aujourd’hui, on fonctionne beaucoup au formatage. Il y a des vagues, des modes, comme le docufiction dernièrement, qui est une forme assez dangereuse. Nous, les documentaristes, comme Frederick Wiseman, William Karel et moi-même, pendant ce temps, on a du mal à exister, à résister à la vague, à clamer qu’il y a d’autres formes artistiques de documentaires. Finalement, c’est tout de même nous qui restons.
Nous l’avons vu à Biarritz avec le Smart Fip@ qui met en avant des projets transmédia, le documentaire existe aujourd’hui sur Internet grâce au webdocumentaire. Est-ce également une mode ou, pour vous aussi un jour, une façon de toucher un plus large public ?
Il ne faut pas négliger cet espace collectif qu’est le cinéma et qui nous permet de ressentir une émotion ensemble. Les enfants aujourd’hui ne regardent plus de films, ils regardent des tablettes numériques ou leurs smartphones. On dit que la tablette vous fait baisser la tête, alors que le cinéma vous permet d’élever votre regard. Vous êtes tout seul, vous ne partagez pas comme au cinéma, c’est une sorte de masturbation intellectuelle. Je pense qu’on peut utiliser les deux. J’ai aussi envie d’aller à la rencontre de ces enfants-là. On peut aussi faire quelque chose de ludique sur les problèmes sociaux, d’identité, et pas toujours sur les histoires sordides de gangs ou de faits divers. J’ai essayé moi aussi, le webdoc a eu une vie, c’était une autre vague, mais la profusion du contenu qu’on peut trouver sur Internet rend sa vie difficile. Ça va trop vite, c’est déjà dépassé. La technologie s’invente plus vite que le contenu, le bon contenu surtout. C’est assez perturbant. Je ne veux pas aller contre ça, moi aussi ça m’intéresse, mais je pense qu’il faut surtout trouver la forme adéquate. Chaque sujet mérite une forme particulière pour dire ce que l’on souhaite d’une manière élégante, forte, qui a du sens cinématographiquement parlant. J’ai proposé une forme muette, avec La France est notre patrie, qui permet au spectateur de faire le commentaire soi-même. On regarde davantage l’image, on ne vous prend pas par la main. Vous évoluez avec votre culture, votre personnalité, votre regard sur la société, la politique et vous faites ainsi vous-même votre travail d’inventeur, d’auteur, en regardant le film.
La France est notre patrie est constitué uniquement d’images archives. Ça a dû être un travail titanesque. Comment créer un récit à partir de ces images ?
La forme de mes films évolue toujours tout au long de mon travail. J’aime le travail sur les images d’archives car elles trouvent une résonance en nous aujourd’hui. Je ne crois pas à l’adage “le passé éclaire le présent” car les guerres, les meurtres et les génocides existent toujours. L’histoire et les erreurs se répètent. Par contre parfois l’une de ces images peut devenir historique, une image vivante qui trouve un écho en nous. Le rôle d’un cinéaste est de faire vivre cet écho. C’est à partir de là qu’une lumière peut jaillir pour qu’on puisse réfléchir ensemble, sans rancœur, sans amertume et dialoguer.
Dans le film vous parlez de la France fraternelle, généreuse mais non sans une certaine ironie, continuellement présente dans le film. Vous pensez vraiment que la France l’a déjà été ?
Au début de la colonisation, elle fut généreuse. C’est toujours comme ça. Et ça finit toujours par être détourné. Notre travail en tant que cinéaste se trouve là : raconter ces changements. Il faut dire que nous, nous restons là. Il faut être ensemble. Ne pas se fourvoyer, ne pas égarer les bonnes idées.
LA FRANCE EST NOTRE PATRIE, documentaire réalisé par Rithy Panh (France). Durée : 75 minutes. Diffusion prochaine sur France Télévisions.